1999 : année optimiste, mais pas pour tout le monde

L'heure des bilans a sonné en cette fin d'année 1999. Pierre Giacometti, directeur général d'Ipsos Opinion, et Eric Dupin, rédacteur en chef de Canal Ipsos reviennent sur une année politique marquée en France par la forte popularité de Jacques Chirac et de Lionel Jospin.

Malgré une succession d'événements qui auraient pu déstabiliser leur image auprès de l'opinion publique (mairie de Paris, présidence du RPR, affaires corses ou démission de Dominique Strauss-Khan), les vagues successives du baromètre Ipsos/Le point ont, au contraire, confirmé mois après mois le soutien des Français pour le couple de l'exécutif.

Eric Dupin

La stabilité, à un très haut niveau, de la cote de popularité de Lionel Jospin est effectivement exceptionnelle. Il faut remonter aux années soixante-dix pour trouver, dans le soutien de l'opinion à Jacques Chaban-Delmas, un équivalent.

Trois séries de facteurs peuvent expliquer ce phénomène.

1) Lionel Jospin bénéficie d'abord d'une conjoncture économique, mais aussi psychologique, particulièrement favorable. L'année 1999 est marquée par le retour au vert des principaux indicateurs économiques : baisse du chômage et croissance plus soutenue notamment. Mais si les cycles économiques internationaux expliquent en partie cette reprise, il serait injuste d'ignorer la part revenant à l'action gouvernementale dans la bonne santé de l'économie française. Le baromètre Tendances des Opinions Publiques en Europe d'Ipsos montre d'ailleurs que la France est le seul pays européen où le jugement de l'opinion sur le pouvoir est positif, et en progression par rapport aux vagues précédentes. De plus, et cette fois comme leurs homologues européens, les Français semblent être dans un nouvel état d'esprit. Ils sont plus optimistes, voient de nouveau l'avenir en rose. Pas étonnant alors qu'ils soient bienveillants avec les socialistes…

2) Une deuxième série de facteurs tient au "savoir-faire" du gouvernement. Trois exemples illustrent cette indéniable compétence politique.

  • La rapidité avec laquelle Lionel Jospin s'est séparé d'un Dominique Strauss-Kahn rattrapé par l'affaire de la MNEF a préservé, dans l'opinion, l'image de moralité et d'intégrité du Premier ministre.
  • En augmentant récemment les minima sociaux de 2% (soit environ le taux d'inflation) le gouvernement a non seulement répondu par avance aux traditionnelles revendications des exclus en fin d'année, mais également fait passer l'idée d'une redistribution des fruits de la croissance vers les plus défavorisés.
  • L'opinion publique devrait enfin accueillir favorablement la réplique du gouvernement à l'imbroglio corse, notamment sa façon de mettre la classe politique insulaire, particulière s'il en est, face à ses propres responsabilités.

 

3) La popularité de Lionel Jospin est enfin très certainement à rapprocher de l'absence de toute opposition crédible, de droite comme de gauche. A droite bien sûr, où, exception faite du cas particulier d'un Jacques Chirac "surnageant" pour des raisons institutionnelles, il est très difficile de discerner une alternative politique à l'action gouvernementale.

Aussi notable est sans doute l'absence d'opposition de gauche. La manifestation du 16 octobre a été, en réalité, un échec pour le Parti Communiste, et les récentes manifestations de chômeurs n'ont pas mobilisé grand monde. Même la remarquable popularité d'Arlette Laguiller semble être plutôt le symbole d'une méfiance vis-à-vis du système que le signe d'une véritable contestation de gauche de l’action gouvernementale.

Pierre Giacometti

La comparaison des résultats du baromètre Ipsos Le Point entre les trois derniers mois de l'année 1999 et la fin de l’année 1998 permet toutefois d’apporter quelques nuances à cette image de stabilité des popularités de l’Exécutif.

Tout en se maintenant à un très haut niveau, le crédit personnel de Jacques Chirac est en baisse de cinq points d'une année sur l'autre; celui de Lionel Jospin sur cette même période n'a pas subi la même érosion. La performance est d’autant plus remarquable pour le Premier ministre que les difficultés et les embûches n’ont pas manqué cette année. Il est bien sûr le premier bénéficiaire d’un conjoncture économique florissante.

L’analyse détaillée de la structure de popularité des deux protagonistes laisse par ailleurs apparaître des mouvements significatifs. Bien que l'on ait constaté une relative stabilité d'une année à l'autre, celle-ci est le fruit de mouvements inverses, s'annihilant. Les deux hommes ont consolidé leur niveau de soutien au sein de leur propre électorat, et ont enregistré une assez nette érosion du niveau de soutien dont ils bénéficient auprès des sympathisants du camp adverse. Un Chirac perçu par l’électorat de gauche plus agressif à l’égard de la majorité, un Jospin attentif à l’ancrage à gauche de son action constituent sans doute les éléments d’explication de cette tendance. Elle est logique et devrait s’accentuer au fur et à mesure que l’on s’approche des échéances décisives de l’année 2002.

Les enquêtes qualitatives fournissent de précieux enseignements sur la solidité du capital d’image des deux protagonistes de la cohabitation. Au delà des événements, Chirac et Jospin disposent aujourd’hui d’un véritable filet de sécurité qui, sauf accident majeur, leur permet de bénéficier mois après mois des bénéfices d’image acquis avec le temps et qui résistent à l’actualité : image de proximité et de dimension présidentielle pour le premier, professionnalisme et honnêteté pour le second, tous deux symboles d’une cohabitation perçue comme réussie et équilibrée. Ce phénomène est d'autant plus important que les Français prennent de plus en plus de distance par rapport à l’actualité politique. Leurs jugements semblent dès lors davantage sensibles aux traits images diffus ou invariables des personnages qu'aux diverses péripéties jalonnant l’actualité.

E.D.

La cohabitation me semble plus tranquille que vraiment équilibrée. Elle est entraînée, dirigée par le Premier ministre. C'est, à mon sens, le succès de Lionel Jospin qui contribue à la popularité de Jacques Chirac, et non l'inverse. Le chef du gouvernement est la clé de voûte de la gauche plurielle. Ce statut contraste avec celui d’un Jacques Chirac qui n'a pas réussi à faire élire son candidat à la tête du RPR.

En ce qui concerne la moindre réactivité de l’opinion aux événements, le cas de Dominique Strauss-Kahn peut prêter à confusion. Il y a eu réaction de l'opinion, mais réaction plutôt favorable à Lionel Jospin crédité d’avoir su trancher à temps. En revanche, si la culpabilité de DSK devait être avérée, le Premier ministre pourrait bien le payer. L'opinion serait certainement tentée de reprocher au Premier ministre de s'être mal entouré, soit en connaissance de cause - ce qui est grave – soit en méconnaissance de cause - ce qui serait une marque de naïveté coupable. Puisque l'honnêteté de Lionel Jospin est un élément très fort de son image, la mise en cause ou la culpabilité avérée de son principal collaborateur ne resterait certainement pas sans conséquences.

Quant à une polarisation gauche/droite de l'opinion publique, il me semble que si ce mouvement se prolongeait, il serait certainement plus profitable à Lionel Jospin qu'à Jacques Chirac. En effet, le chef du gouvernement occupe actuellement ce que l'on pourrait appeler le "nouveau centre" de l’opinion. Il jongle sans cesse entre un discours de gauche et une action disons plus… pragmatique. Or cette ambivalence correspond assez aux contradictions de l'opinion en général, et de l'électorat socialiste en particulier. Jacques Chirac en est réduit, quant à lui, à ne pouvoir porter qu'un discours libéral, idéologiquement minoritaire dans l'opinion.

P.G.

Le gouvernement s'appuie fortement sur les données de conjoncture économique pour apporter la preuve de l’efficacité de ses choix politiques Sur ce point la lecture attentive des enquêtes d'opinion incitent à envisager la situation avec plus de prudence. Plusieurs indicateurs permettent de cerner le "moral des Français".

Or l'analyse de ces différents indicateurs met en lumière le décalage entre la lecture de la situation économique faite par le gouvernement et celle effectuée par certaines catégories de Français. Certes, par rapport à la question "comment jugez-vous l'état du pays", les Français sont devenus, de toutes les opinions publiques européennes, les plus optimistes, alors qu'en février dernier le solde d'opinion était négatif. Toutefois, la France reste en dernière position en ce qui concerne une question plus projective, relative à la "confiance en matière d'évolution du niveau de vie et du pouvoir d'achat". Cette comparaison européenne nous incite donc à relativiser l'enthousiasme des commentaires faits à partir de la dernière étude de l'INSEE. Si effectivement, et pour la première fois, le solde de cet indice est positif (à un point près), la moitié des Français n'en demeure pas moins pessimiste sur son avenir économique, et ce malgré une année 1999 riche en données macro-économiques favorables. On est alors en droit de s'interroger sur l'avenir du climat social en 2000. Des catégories de Français d’origine sociale modeste, plutôt âgées, de faible niveau d'instruction n’ont pas enregistré pour eux-mêmes les bénéfices du retour de la croissance, se sentant encore très exposés à la crise et aux effets de la mondialisation. Les choix de Lionel Jospin sur le terrain glissant des bénéfices de la croissance constituent sans nul doute le rendez-vous crucial de l’an 2000 pour le gouvernement et la majorité.

E.D.

On touche effectivement ici la vraie faiblesse du gouvernement : une faille plus sociale que politique. Ce gouvernement qui se prétend de gauche, élu par un électorat de gauche, s'est fixé comme ligne de conduite une alliance entre exclus, classes populaires et classes moyennes. Or il est très difficile de satisfaire simultanément ces trois groupes. En pleine période de mise en place des 35 heures dans les entreprises, le gouvernement n'a, par exemple, pas pu imposer au patronat de hausse du SMIC pour accompagner l'augmentation des minima sociaux. L'austérité salariale tranche avec l'évolution des indices boursiers. L'insatisfaction des plus défavorisés risque de perdurer, voire de s'aggraver. Or face à ces évolutions, le gouvernement se sent, à tort ou à raison, impuissant, ne disposant que de peu de marge de manœuvre face à la "fracture sociale". La trilogie exclus/classe populaire/classes moyennes se transforme peu à peu en une dualité gagnants/perdants de la mondialisation. Si une explosion sociale semble peu probable, on peut en revanche redouter une sorte d'implosion, un repli sur elles-mêmes de certaines catégories sociales, de certaines générations, un éloignement du monde du travail. Cette situation d'anomie frappant toute une frange de la population trancherait dramatiquement avec le dynamisme d'autres secteurs économiques et sociaux du pays.

P.G.

Cette perspective inquiétante fait apparaître la question fondamentale de la pérennité de la puissance d'action du pouvoir politique. En ce sens, l'année 1999 restera pour "le politique" un mauvais cru. L'opinion ne croit plus beaucoup en son pouvoir d’intervention, prend acte de plus en plus de la supériorité de la sphère économique et cherche à en tirer le plus de bénéfices pour elle-même.

La poursuite de l’éprouvant feuilleton des affaires politico-financières alimente cette attitude d’indifférence. L’abstention atteint des niveaux records et en est le premier symptôme…En 1999, le moral du citoyen et de l’électeur est bien loin d’être indexé à celui des consommateurs.

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