Accuser les sondages, c'est un mauvais procès

Dans une interview accordée à Marketing Magazine, parue dans le numéro d'avril 2011, que nous reproduisons, Brice Teinturier, directeur général délégué d'Ipsos, expose ses réserves quant à la proposition de loi visant à renforcer la réglementation sur les sondages politiques. Propos recueillis par Marie-Juliette Levin, Marketing Magazine

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  • Brice Teinturier Directeur Général Délégué France, Ipsos (@BriceTeinturier)
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Une proposition de loi vient d’être votée au Sénat concernant l’encadrement législatif des sondages politiques. Pouvez-nous nous rappeler son contexte ?

Une proposition de loi déposée par deux sénateurs, Hugues Portelli (UMP) et Jean-Pierre Sueur (PS), vient d’être adoptée au Sénat mais n’a pas encore été déposée ni votée à l’assemblée nationale. Cette proposition vise à renforcer la réglementation, déjà lourde, qui encadre les sondages politiques en période électorale afin dit-elle, « de mieux garantir la sincérité du débat politique et électoral ». C’est une proposition de loi qui concerne d’ailleurs aussi bien les instituts de sondage que la presse car de nombreux articles reviennent sur les conditions de diffusion et de publication de ces sondages. En période électorale, toutes les enquêtes ayant un rapport direct ou indirect avec une élection doivent déjà faire l’objet -avant leur publication- d’un dépôt à la commission des sondages avec tous les éléments constitutifs de l’enquête : client, questionnaire, résultats, méthode, redressement, quotas… Peu de pays ont d’ailleurs mis en place des systèmes aussi contraignants. Certains articles de la proposition actuelle vont dans le bon sens, par exemple le renforcement des pouvoirs de la commission, d’autres sont très contestables ou vont produire l’effet inverse de celui recherché.

Contre quels articles vous opposez-vous précisément ?

En réalité, sur les 15 articles, il y en a 3 ou 4 sur lesquels la profession dans son ensemble est extrêmement critique. Tout d’abord, le texte entend réglementer « les sondages politiques » et pas seulement électoraux mais sans définir ce qu’est un sondage politique. C’est étrange et un peu inquiétant. Où s’arrête la frontière ? Qui décidera de ce qui est politique et de ce qui ne l’est pas et au nom de quoi ? Un sondage sur la nutrition avec des enjeux liés à l’obésité est-il un sondage politique ? Le législateur entend par ailleurs définir ce qu’est un sondage en ancrant sa définition autour de la notion d’échantillon représentatif. C’est une bonne chose qui permettrait de faire la différence avec les consultations souvent réalisées par des media sur leurs sites mais qui n’ont aucune valeur représentative. En revanche et sans le justifier, le législateur veut aussi fixer dans  la loi les bons et les mauvais modes de recueil, ce qui est ahurissant. Ce projet de loi vise ainsi à interdire que les sondages politiques puissent être réalisés auprès de populations qui seraient rétribuées ou incentivées. Cela revient à dire que toutes les enquêtes on line reposant sur des access panels où il y a une rétribution (même très faible) ne seraient plus possibles, de même que des panels en face à face ou par téléphone d’ailleurs. C’est absurde et dangereux. Tous les modes de recueil ont des biais et ceux-ci évoluent dans le temps. Ils sont aussi plus ou moins adaptés aux cibles interrogées et c’est à nous à arbitrer au mieux. Ce n’est absolument pas aux élus de décider comment les instituts doivent faire leurs sondages et quels modes de recueils sont bons ou pas bons.

Deuxième élément extrêmement contestable, la volonté de rendre publiques les données brutes et les données redressées. C’est déjà quelque que nous remettons à la commission des sondages. Mais sous couvert d’une transparence qui parfois a bon dos, nos deux sénateurs souhaitent que n’importe qui ait accès à ces données. Pour mieux garantir la sincérité du débat politique, on va donc rendre publique des données brutes, qui sont fausses, et les faire potentiellement coexister avec les données redressées ! Le résultat peut être dramatique car les candidats et leurs états majors auront accès à ces données et vont pouvoir instrumentaliser les différences pour délégitimer les enquêtes quand elles n’iront pas dans leur sens. En comparant les résultats de plusieurs instituts, ils pourront insinuer que certains sont à la solde de tels ou tels dès que les résultats ne sont pas à leur avantage. Certains le font déjà sans cet adjuvant. Le projet de loi va les y aider ! Au lieu d’apaiser le débat politique, certains articles, s’ils sont votés,  vont donc créer de la confusion, et favoriser les pressions auprès des instituts.

En quoi les médias sont-ils concernés ?

Le projet de loi veut aussi imposer un délai de 24 heures entre la remise de l’enquête à la commission des sondages et la publication de l’étude. Or, en période électorale, les instituts travaillent souvent la nuit pour transmettre des résultats aux journaux publiés dès le matin ou en temps quasi réel. Cela ne sera plus possible si ces articles sont votés. Cette contrainte apportée à la transmission rapide de l’information sera également punie d’une amende de 75.000 euros si un  media ne  la respecte pas.  Elle va aussi pénaliser la fiabilité des dernières enquêtes publiées puisqu’elle va reculer de 24 heures le dernier terrain réalisé. Enfin, les enquêtes réalisées le jour du vote et diffusées à la télévision après 20 heures lors de la soirée électorale, sur les motivations des électeurs et la sociologie du vote, seraient de facto interdites.

Dans un premier temps, les médias ne se sont pas sentis concernés par ce projet de loi dont le sous titre portent sur les sondages. Mais progressivement, ils découvrent qu’ils sont peut-être encore plus concernés que les instituts d’étude.

 

La France est un cas à part en Europe ?

Nous faisons partie des pays où le contrôle et la réglementation des sondages publiés est la plus poussée. Mais dans plusieurs pays au monde, on commence à voir des tentatives de la part des gouvernants visant à limiter ou contrôler l’information qu’est le sondage politique. C’est le cas au Pérou et dans  certains pays asiatiques. Un climat relativement malsain est en train de se développer.

Allez-vous créer un collectif pour vous opposer à cette loi ?

Le Syntec a pris position et s’est exprimés sur les articles critiquables. Nous avons également été consultés par les sénateurs Portelli et Sueur  et leurs avons expliqué les articles qui allaient dans le bon sens et nos désaccords sur d’autres. Sans succès pour le moment.

Pourquoi cette loi intervient-elle maintenant, selon vous ?

On est à la veille d’une élection présidentielle, les sondages sont perçus comme un enjeu et un climat malsain se développe autours des sondages d’opinion. Je suis certains que les sénateurs à l’origine de cette proposition de loi sont sincères et ont des intentions louables. Mais là n’est pas la question. De nombreux stéréotypes sont en train d’émerger. Par exemple, « il y a trop de sondages publiés en France ». Certes, il y en a beaucoup. Mais pourquoi trop ? Au nom de quoi ? En quoi cela est-il mal ? La raison cachée, c’est l’idée d’une influence pernicieuse des sondages sur les électeurs. Aucun travail sérieux n’a permit de montrer auprès de qui il y aurait un effet, dans quelle direction et avec quelle intensité. Mais peu importe, la croyance est là et avec elle, la tentation de légiférer pour protéger des citoyens immatures qui se laisseraient manipuler par des sondages eux-mêmes construits à des fins manipulatrices.  C’est naturellement une conception totalement archaïque et paternaliste de la décision politique et des citoyens.

 

Quels peuvent être les effets de cette loi, si elle est votée par l’assemblée nationale ?

En dehors des contre effets dont je viens de parler, elle sera contournée par les commanditaires. Les prescripteurs feront faire appel à des sociétés qui feront des sondages qui ne tomberont pas sous le coup de la loi, c’est-à-dire non représentatifs. Ils s’affranchiront ainsi de la loi. Et ces études seront publiées avec moins de rigueur. 

Comment définir un sondage politique ?

C’est impossible. C’est une définition non objectivable. Vous pouvez l’étendre à l’infini ou pas, au non de critères flous.

 

Les sondages politiques sont-ils importants dans la part du C.A d’Ipsos ?

Non, ils sont très minoritaires. Les enquêtes relevant de la sphère « Ipsos public Affairs » représentent 15% du C.A » et à l’intérieur de cette sphère, la part liée aux sondages électoraux est très faible.

Les sondages ont-ils, selon vous, une réelle influence auprès des candidats ?

La question est légitime. La publication des sondages a par exemple des effets évidents sur  le système de candidatures. Si vous avez des sondages qui, à répétition, vous montrent qu’un candidat potentiel est à un niveau extrêmement faible, cela pousse le système médiatique à lui accorder moins de place et d’importance et délégitime ce candidat dans le processus de sélection ou de consolidation. Il y a également des effets possibles sur des controverses,  qui peuvent être amplifiées ou mises « hors champ » et sur ce que l’on appelle les effets d’amorçage. Mais l’effet auprès des électeurs est très difficilement mesurable – et sans  doute variable dans le temps. En revanche, il fait l’objet de beaucoup de croyance ou fantasmes.

 

Les premiers sondages pour les présidentielles ne démarrent-ils pas trop tôt ?

S’il y a trop de sondages, les lecteurs s’en détourneront. Mais non, je ne pense pas qu’il y ait d’effet de saturation. Il faut sortir de ce discours normatif et de cette méfiance. Soit vous pensez que les Français sont adultes, suffisamment informés et autonomes ; soit vous pensez qu’ils sont trop bêtes pour se forger une opinion et vous allez vouloir réglementer et limiter les choses. Je ne pense donc pas qu’il y ait trop de sondages ; en revanche,  le véritable enjeu c’est de savoir les interpréter quand ils sont loin de l’élection. A titre d’exemple, ce que nous disent les sondages au sujet de Dominique Strauss Khan est très révélateur de leurs attentes à l’égard d’acteurs politiques au cœur des rouages de la mondialisation.  Inversement, les sondages actuels à propos de Nicolas Sarkozy nous montrent ses difficultés dans  l’opinion mais ce serait un contre sens de croire que l’élection est fermée et que tout est joué. Bref, les sondages, même très en amont du scrutin, sont des outils indispensables de connaissance et de compréhension de l’opinion publique, mais ils doivent être analysés et interprétés avec minutie, rigueur et humilité. Agiter l’épouvantail du trop de sondages, c’est une régression intellectuelle car ils nous permettent de mieux comprendre une société et des mouvements d’opinion en réalité de plus en plus complexes.

Un sondage politique devrait-il être différent d’un sondage pour une lessive ?

Par définition, il est différent. Une intention de vote ne se superpose pas à une intention d’achat. Bien sûr, les hommes politiques peuvent être ramenés à des « marques » avec des « attributs » et « une promesse ». Mais je n’aime pas cette analogie car elle occulte des différences fondamentales. Quand on achète un produit, la promesse et les spécificités sont définies. Voter pour un homme politique, c’est autre chose, c’est lui donner une habilitation à prendre des décisions à notre place pendant 5 ans. Le choix ne se fait pas de la même manière. Cela ne signifie pas que le programme n’est pas fondamental, bien évidement, mais que l’électeur sait et admet qu’il y une part essentielle d’inconnue, que le mandat n’est pas impératif. Autre différence : quand on vote on ne paye pas. Le coût, et le retour sur investissement, si l’on veut filer l’analogie avec la consommation, ne se posent  donc pas du tout de la  même manière. Le rapport au temps n’est pas non plus le même. Dans la plupart des cas, vous pouvez vous séparer d’un produit qui vous déçoit. Une fois le vote effectué, il  n’y a pas de retour possible. C’est ce qui explique le moindre besoin d’innovation en politique : le citoyen, conscient que quelque chose lui échappe dans le vote, a besoin de bien connaître le candidat, de l’avoir vu depuis longtemps. Enfin, dans l’acte de vote il y a une dimension d’intérêt général qui reste extrêmement importante dans les ressorts du choix. Le « marketing politique » ne peut donc pas fonctionner comme le « marketing produit », c’est une illusion.

 

La campagne menée par Barack Obama, notamment sur Internet, a-t-elle fait école en France ?

Oui, car un des enjeux qui a pris de plus en plus d’importance, c’est la mobilisation. Depuis 30 ans, nous assistons a une montée inexorable de l’abstention. Du coup, la capacité à davantage mobiliser que le camp adverse devient décisive. Et Internet est un outil de mobilisation, plus encore que de connaissance. Il est logique que cela soit venu des Etats-Unis d’ailleurs, car là-bas environ 50% du corps électoral ne vote plus depuis déjà très longtemps. La présidentielle va donc aussi se jouer sur la capacité à utiliser ce média comme levier de mobilisation des électeurs. L’autre effet fondamental d’internet, c’est de modifier la mémoire politique et le rythme de la campagne : à tout moment, il est aisé de réactiver une séquence, même ancienne, une déclaration, une image, de l’injecter et de favoriser sa diffusion extrêmement rapidement.

TNS Sofres et Semiocast ont mis au point, le « twittoscope », 1er baromètre d’opinion sur Twitter. Est-ce gadget ou juste indispensable ?

Tout le monde s’intéresse au net et aux réseaux sociaux. Mais l’enjeu, c’est la qualification plus encore que l’audience. Ce que je crois intéressant, c’est de travailler sur des communautés et de les suivre. Chez Ipsos, nous avons recruté et nous animons une communauté que nous allons suivre tout au long de la campagne. J’en attends une compréhension plus fine des débats et des sujets qui « fermentent au jour le jour dans le chaudron » et que l’on ne voit pas forcément émerger via les approches classiques. Ces outils sont complémentaires et ne remplaceront jamais les études auprès d’échantillons représentatifs. Mais il est passionnant de voir ce qu’ils peuvent, ou non, apporter de plus.

 

Comment se partage le marché avec vos concurrents ? Avez-vous des spécificités par Institut ?

Il y a une première spécificité qui est liée à la taille des acteurs. Deux gros instituts, TNS et Ipsos, sont des groupes mondiaux et dominent le marché français. Cet effet de taille signifie beaucoup en termes de normes de qualité, de moyens matériels et humains, de modes de recueil, de possibilités de comparaisons internationales.  Avoir ses propres terrains, téléphoniques, en face à face et en on line permet aussi de faire de la comparaison et de la R&D et de mieux connaître les biais propres à tout mode de recueil. Cela renforce votre capacité d’innovation. Ensuite, vous avez des cultures plus ou moins marquées selon les instituts, des approches plus ou moins quali, etc..

Quel est votre rapport avec les médias ? Avez-vous des partenariats exclusifs ?

Nous avons un partenariat historique avec Le Point. Nous allons aussi de plus en plus travailler avec Le Monde. Ipsos vient également de remporter l’appel d’offre lancé par France Télévisions (France 2, France 3, France 5…) et Radio France (France Inter, France Info, France bleu….) pour les élections présidentielles et législatives de 2012 et pour les cantonales de 2011. C’est un honneur pour nous et un enjeu très important, qui  suppose de très grande capacité techniques mais aussi, des équipes déployables nombreuses et expérimentées.

 

Avez-vous parfois des pressions d’hommes politiques ?

C’est devenu extrêmement rare. Car, les acteurs politiques ont compris qu’un institut ne peut tout simplement pas céder à des pressions tant il se situe sur un secteur concurrentiel et visible. Et puis, quand vous  êtes un gros institut et compte tenu de la faible part dans le CA des études politiques, vous avez tout simplement les moyens de ne pas céder à d’éventuelles pressions. Sans compter votre propre déontologie et celle des dirigeants. En revanche, il y a des tensions. En période électorales, les candidats ou les états-majors sont à cran et assez vite paranoïaques. Ils imaginent vite que vous êtes « du côté d’un tel » et peuvent avoir du mal à admettre que nous ne sommes « ni avec », « ni contre » mais que nous essayons tout simplement de bien faire notre métier.

Propos recueillis par Marie-Juliette Levin, Marketing Magazine

Auteur(s)
  • Brice Teinturier Directeur Général Délégué France, Ipsos (@BriceTeinturier)

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