Affaire Lewinsky : les médias contre l'opinion
La publication du témoignage vidéo de Bill Clinton est révélatrice d’un véritable bras de fer entre les médias et l’opinion américains. Les Etats-Unis sont très loin de la "démocratie d’opinion" à la française.
L’Amérique dirigeante retournera-t-elle enfin l’Amérique profonde ? Tel est, brutalement résumé, l’enjeu réel de la publication, ce lundi 21 septembre, de la vidéo du témoignage de Bill Clinton dans l’affaire Lewinsky. Le dévoilement planétaire de la confession présidentielle – images et sons suivant la version écrite – ne consacre pas seulement l’Internet comme le média phare de l’époque. Il est surtout le symptôme d’un bras de fer sans précédent entre les médias et l’opinion dans la démocratie la plus puissante du monde.
Parmi ses nombreuses singularités, le feuilleton des folles aventures entre le président des Etats-Unis, l’ancienne stagiaire de la Maison Blanche et l’inquisiteur judiciaire Kenneth Starr se caractérise par un divorce frappant entre, d’une part, l’indignation morale d’une large fraction des milieux politiques et médiatiques et, d’autre part, l’indifférence placide de la majorité du peuple américain. Ce contraste s’est manifesté dés la première poussée de fièvre du "Monicagate", en janvier 1998, et il ne s’est jamais démenti depuis. Editoriaux enflammés, discours accusatoires, maladresses et mensonges présidentiels, révélations scabreuses : rien n’y a fait. Les Américains persistent à soutenir leur président attaqué, voire ridiculisé, alors même qu’ils savent parfaitement que sa conduite morale est condamnable – par ses aventures sexuelles mais aussi et surtout par les mensonges dont il a usé.
La publication urbi et orbi du fameux rapport Starr devait, pour ses instigateurs, choquer l’opinion pour lui dessiller enfin les yeux. Echec total. C’est tout juste si "Newsweek" peut exhiber un sondage dans lequel 46% des personnes interrogées "pensent que le président Clinton pourrait envisager de démissionner"… L’essentiel est ailleurs – et peut être lu dans la même enquête d’opinion : 58% des Américains (contre 61% avant la publication dudit rapport) approuvent l’action politique du chef bousculé de l’exécutif.
L’impact des images télévisuelles et électroniques d’un président en piteuse posture face à ses accusateurs fera-t-il, cette fois, basculer l’opinion ? Soulignons que tous les sondages montrent qu’une majorité d’Américains étaient hostiles à la décision voyeuriste prise par la chambre des Représentants. Le succès d’audience des médias qui ont consacré une confortable couverture à cette croustillante affaire n’a pas de conséquences politiques obligées. Le feuilleton des actes "inappropriés" de Bill relève sans doute plus, dans l’esprit du public américain, du divertissement que de la politique.
Le sens commun veut que l’opinion soit sensible aux sentiments et à la morale tandis que les élites seraient gouvernées par le raisonnement et le sens politique. L’affaire Lewinsky inverse pratiquement les rôles. Satisfait du "job" effectué par le démocrate Clinton, l’opinion réagit politiquement. Soucieux d’affirmer leur pouvoir, les médias, quant à eux, font assaut d’argument "moraux". Le sociologue Eric Fassin a fort bien montré, dans "le Monde" des 20 et 21 septembre, que "c’est l’empire politique de la vérité littérale qui permet au fondamentalisme religieux d’un Kenneth Starr, en dépit de son conservatisme, de trouver des relais dans les médias, tout libéraux qu’ils soient, pour s’accomplir, hors de toute idéologie, dans la logique judiciaire".
Tout ceci est assez extraordinaire vu de France. De ce côté-ci de l’Atlantique, la "démocratie d’opinion" a un tout autre sens qu’en Amérique. Là-bas, la justice, les médias et les représentants élus se sentent suffisamment légitimes pour affronter directement l’opinion. Au point de parfois la mépriser souverainement ou, ce qui revient au même, de chercher désespérément à la manipuler – comme c’est actuellement le cas. Ici, l’excès est de signe contraire. Faute de confiance en elle-même, la "classe politico-médiatique" suit trop souvent servilement l’opinion telle que la mesurent les sondages. Un homme politique populaire bénéficiera d’une certaine complaisance de la presse, et même ses adversaires n’oseront guère l’attaquer. Mais tout le monde lui tombera dessus dés que l’oracle sondagier deviendra hostile. Entre l’arrogance des médias américains et un certain suivisme français, il y a sans doute place pour une démocratie qui respecte l’opinion sans pour autant la déifier.