De la difficulté de mesurer l’électorat central

Les problèmes rencontrés par les instituts de sondage pendant la campagne des régionales de 1998 renvoient aux limites des intentions de vote. ' Canal Ipsos ' a choisi de s’en expliquer le plus clairement possible.

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  • Jean-François Doridot Directeur Général Public Affairs
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Pierre Giacometti - Le dernier exemple de difficulté à mesurer correctement les intentions de vote remonte aux présidentielles de 1995. Les législatives de 1997, on l’oublie parfois, avaient donné d’excellents résultats dans la mesure où les chiffres des enquêtes réalisées, à la veille du premier tour comme à la veille du second, étaient au plus proches des résultats. Si l’on reprend ce critère de comparaison entre derniers sondages réalisés et résultats électoraux, les régionales de 1998 représentent une performance plutôt négative. Les instituts de sondages situaient la gauche plurielle aux alentours de 40% d’intentions de vote le samedi d’avant le scrutin. Dans notre cas, les tableaux inédits publiés par " Canal Ipsos " montrent bien un niveau maximal de 42% atteint les jeudi et vendredi, alors que la toute dernière enquête, réalisée samedi, indique une légère dégradation du score de la " gauche plurielle ", à 40,5%. Et le souhait de victoire de la gauche connaît alors une nette dégradation. Malgré cette amorce de contre-tendance mesurée samedi, force est de constater que l’instrument préélectoral n’a pas correctement renseigné sur l’étiage final de ces listes de gauche, aux alentours de 36%.

Eric Dupin - Soulignons ici que nous raisonnons à partir des sondages réalisés dans les jours, voire la veille du scrutin, et non sur les derniers sondages publiés. D’après ce critère, qui ne devrait pas faire intervenir les changements d’humeur électorale au cours de la dernière semaine, on constate cette fois-ci de vrais problèmes : une surestimation de cinq points environ des listes de la " gauche plurielle " et une sous-évaluation de près de trois points pour les listes UDF-RPR. Par ailleurs, la dispersion du vote a été sous-estimée : les listes des " chasseurs " ou inclassables ont obtenu sensiblement plus de suffrages que d’intentions de vote. Il y a donc un vrai problème de mesure des intentions de vote qui ne remet d’ailleurs pas du tout en cause le fondement statistique des sondages : les estimations réalisées au soir du scrutin, et qui portent sur des bulletins effectivement dépouillés, ont donné d’excellents résultats.

P.G. - La difficulté d’expliquer ce genre de problèmes vient de ce que les hypothèses qui peuvent être avancées sont souvent contredites par des expériences passées qui les ont invalidées. Un exemple : on dit parfois que les élections à forte abstention donnent des intentions de vote de qualité médiocre, mais ce n’est pas toujours vrai. Pour les européenne de 1994, malgré une faible participation et dans un contexte difficile avec l’existence de listes sans référence historique précise (celles de Bernard Tapie ou de Philippe de Villiers), le résultat final avait été très proche des dernières enquêtes.

A mon sens, aucune hypothèse technique ne s’impose vraiment comme le bon élément d’explication de ce qui s’est passé. On se demande parfois si ce n’est pas un problème de redressement. Finalement, non : la mécanique des coefficients de redressement appliqués en 1998 sur la gauche, la droite et le FN sont exactement identiques à ceux de 1997. La vraie question me semble plutôt être celle de la mesure des intentions de vote brutes. Première observation, nous sommes victimes d'un taux de refus à l’interview qui atteint des niveaux importants, souvent supérieurs à 20 ou 25%. Deuxième phénomène, ce scrutin régional a été caractérisé par une absence de cristallisation d’une part importante de l’électorat. En France, cette phase décisive est de plus en plus tardive, c’est ce qui explique l’existence de mouvements importants lors des dernières semaines ou des derniers jours. On l’avait vu l’année dernière au détriment de la coalition UDF-RPR.

Or, cette année, ce phénomène ne s’est pas véritablement produit ou bien il n’est pas allé jusqu’à son terme. Comme si une partie des intentions de vote en faveur de la " gauche plurielle " formaient une sorte de bulle alimentée par le réflexe normatif de celui qui ne sait pas trop pour qui il va voter, et qui est influencé par le climat d’une campagne où la gauche avait le vent en poupe. Il s’agissait parfois d’une sorte d’intention de vote refuge qui cachait bien une sorte de faible mobilisation et d’implication par rapport aux enjeux du scrutin. Cela rappelle l’effet de norme d’intentions de vote " légitimistes ", favorables au pouvoir, dont avait bénéficié Edouard Balladur lors de la dernière élection présidentielle. Mais c’était à six mois du scrutin... Alors qu’on vient de connaître ce phénomène dans les tous derniers jours. Sans doute parce que la campagne électorale, cette fois, n’a pas vraiment joué son rôle.

E.D. - Lorsque la mesure des intentions de vote pose a posteriori problème, c’est généralement concentré sur une tendance politique. En 1995, ce fut la sous-estimation du score de Lionel Jospin. L’origine du mal, si l’on peut dire, se situait dans la limite des techniques de redressement : les sondeurs étaient obligés de travailler par rapport à une référence très atypique, celle des législatives de 1993 où la gauche avait obtenu un résultat exceptionnellement faible. La sous-estimation du déclin communiste en 1981 relevait, elle aussi, d’un problème de redressement.

Aujourd’hui, je pense aussi qu’il ne s’agit pas d’un problème de cette nature.

La question posée est assez originale. On ne saurait, tout d’abord, y répondre en invoquant les choix effectués au dernier moment par les électeurs. A la limite, ceux qui se sont déterminés le jour même du vote (une fraction de l’électorat affirme se comporter ainsi) seraient responsables des écarts entre les sondages réalisés la veille du scrutin et le résultat final. En réalité, ces votes de dernière heure ne vont pas tous dans le même sens et ne sauraient expliquer les écarts qui nous posent problème. A ce détail près qu’on ne peut exclure l’hypothèse d’un " effet en retour " de l’information fournie par les sondages. Toutes les enquêtes préélectorales avaient présenté une gauche très dominante. Il n’est pas impossible qu’une fraction d’électeurs de gauche, qui se déclaraient en faveur de la " gauche plurielle " dans les enquêtes d’opinion, soient restés chez eux le 15 mars en ayant l’impression que les jeux étaient faits. Ils auraient d’autant moins confirmé dans les urnes leurs intentions de vote qu’ils n’étaient pas particulièrement enthousiastes à l’égard de la politique gouvernementale.

Qui vote et qui sonde-t-on ? Il y a des gens qui votent et qui refusent de répondre aux enquêtes d’opinion. Mais il y a aussi des électeurs qui déclarent des intentions de vote et qui s’abstiennent ! Dans les dernières enquêtes Ipsos, environ 70% des personnes interrogées se déclaraient " certaines d’aller voter " alors que le taux de participation effectif n’a été que de 58% des inscrits. Par rapport à cet écart, j’ai l’intuition subjective qu’une partie de l’électorat de gauche n’est finalement pas allée voter : le sondage réalisé par Ipsos le jour du vote montre d’ailleurs un abstentionnisme différentiel au détriment de la gauche. Rappelons-nous, à ce propos, que les intentions de vote, en quelque sorte, " pèsent " des opinions alors que le vote " compte " les suffrages.

Finalement, la difficulté fondamentale à laquelle se heurtent les instituts de sondage renvoie à la crise de l’offre électorale : les identifications partisanes traditionnelles se sont affaiblies, ce qui peut favoriser les extrêmes mais aussi des comportements politiquement et conjoncturellement abstentionnistes. C’est peut-être en raison de cette crise de l’offre électorale qu’il n’y a pas eu, cette fois, de vraie cristallisation durant la campagne.

P.G. - Le problème rencontré par les instituts de sondage en 1998 se renouvellera sans doute dans l’avenir. Le phénomène ne touche d’ailleurs pas uniquement la France. Dans plusieurs pays d’Europe, il y a des exemples récents de difficulté d’évaluation de toutes les forces " centrales ". Par parenthèse, on a de moins en moins de difficulté d’appréciation des forces extrêmes, comme le FN. Ces électorats sont les mieux structurés. Mais tout ce qui se passe entre la gauche et la droite modérées, en passant par la nébuleuse écologiste, est une corps beaucoup plus " mou ", faiblement structuré. Dans cet espace central, la mémoire électorale et le niveau d’implication politique sont plus faibles. C’est bien là que tout le " désordre " s’organise depuis quelques années. Il faut bien se souvenir que, dans les enquêtes préélectorales, nous faisons le pari que les électeurs reconstituent correctement leur itinéraire électoral. Or ce pari est de plus en plus risqué en ces temps de zapping électoral. Les européennes de 1999 ont des chances d’être le scrutin de tous les dangers pour la mesure des intentions de vote : forte abstention, probablement une offre politique originale, campagne courte, redressements assez délicats si la droite se réorganise d’ici là.

A Ipsos, depuis quelques années, nous avons fait l’effort de mettre en avant, dans les documents présentés aux médias et aux états-majors politiques, toute une série d’éléments d’alerte sur la valeur de l’intention de vote et la manière de l’interpréter : références électorales, indicateurs de fermeté, de mobilisation, éléments de tendance (fourchette encadrant l’intention de vote calculée à partir de la fermeté du choix de l’électeur et de son éventuel second choix). Nous devons continuer cet effort, même s’il ne nous préserve pas de toutes critiques. Mais il faut plus encore insister sur le fait que l’intention de vote est d’abord et avant tout, selon le Petit Robert, " une disposition d’esprit provisoire ". Même la veille du scrutin, c’est un élément intrinsèquement fragile, surtout dans le corps central de électorat.

E.D. - Ce qui est un peu désespérant, c’est le faible impact sur la manière dont les sondages influencent le débat public des efforts pédagogiques effectués par les sondeurs, et notamment par Ipsos. Même si les fourchettes, par exemple, ne résolvent pas tout le problème puisque le résultat s’est situé en-dehors de leurs limites dans plusieurs cas ! Mais toutes les indications fournies par les instituts devraient rendre plus prudents les commentateurs et les hommes politiques. Or, la France demeure un pays où le débat politique est excessivement marqué par les chiffres des sondages. Cette leçon-là, qui n’est pourtant pas la première, concerne d’abord la presse et les milieux politiques. Ne lire une campagne électorale qu’au travers des tendances révélées par les instituts de sondage est une erreur hélas répétée.

J’ajoute cependant que la responsabilité des sondeurs est peut-être aussi engagée lorsqu’il y a confusion entre leur rôle et celui des politologues. Un responsable d’institut de sondage doit certes bien maîtriser l’équation électorale. Mais le sondeur est un expert d’une partie importante, pas d’une partie seulement, de la vie politique. Or les médias interrogent parfois les sondeurs comme des sortes d’oracles chargés d’annoncer l’avenir. Les sondeurs ont tout à gagner à rester dans leur rôle, qui est de dire beaucoup de choses, sans avoir la prétention de tout expliquer de la politique. D’autant plus que les pertes de repères politiques dont nous parlions précédemment font que les sondages risquent de donner l’illusion de balises chiffrées qui simplifieraient abusivement une réalité autrement plus complexe.

P.G. - Les limites de l’instrument révélées par cette expérience encouragent Ipsos à continuer à réfléchir aux moyens d’affiner la qualité des échantillons. Sur le plan du discours, nous devons paradoxalement démystifier l’outil. Cette épisode est enfin une leçon de modestie pour tous, producteurs de données, utilisateurs, politologues, journalistes ou hommes politiques.

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  • Jean-François Doridot Directeur Général Public Affairs

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