Débat : Intervention de l'OTAN en Yougoslavie : les déterminants de l'opinion publique
Eric Dupin
L’évolution des opinions occidentales à l’égard de la guerre des Balkans rappelle un phénomène déjà observé pendant la guerre du Golfe : après un premier temps d’hésitation, les opinions sont impressionnées par la guerre et cela leur fait prendre une position. Avant le déclenchement de la guerre du Golfe, l’opinion américaine était assez partagée. A partir du moment où l’action intervient, l’actualité militaire domine et des opinions se déterminent. Pour la guerre du Golfe, ce fut très rapidement une approbation massive en France, en Grande Bretagne, aux Etats-Unis et dans d’autres pays engagés dans ce qu’on appelait déjà l’Alliance. Pour ce qui concerne le conflit actuel, celui des Balkans, les frappes aériennes ont d’abord été accueillies avec une certaine perplexité par les opinions occidentales. Puis, leurs réactions positives ont été moins fortes, moins rapides que lors du conflit de 1991. Il reste que l’opinion s’est également cristallisée autour d’un soutien assez massif à l’intervention militaire de l’OTAN. Cela est vrai à la fois en France, aux Etats-Unis, en Grande Bretagne. Il y a des situations un peu plus contrastées en Allemagne - même si l’appui y est majoritaire - en Italie et en Espagne où, pour des raisons diverses, la contestation est un peu plus forte. Il n’en reste pas moins qu’au bout de près de trois semaines d’intervention militaire en Yougoslavie l’approbation est très majoritaire dans les opinions occidentales.
Pierre Giacometti
Après dix jours de conflit, on a observé une tendance commune dans tous les pays occidentaux, illustrée par une progression de l’adhésion à l’intervention militaire de l’OTAN à un rythme assez comparable. Ce phénomène de structuration rapide et homogène des opinions est très largement imputable à la médiatisation simultanée dans tous ces pays du drame des réfugiés. De ce fait, cette forte adhésion est surtout la conséquence d’une réaction morale et humanitaire. Ceci explique par exemple le revirement enregistré au sein de l’électorat communiste, majoritairement hostile au début du conflit, aujourd’hui majoritairement approbateur. L'adhésion était du reste beaucoup moins consensuelle et solide lorsqu’elle mesurait la réaction des opinions aux principes initiaux de l’OTAN justifiant l’obligation de recourir à des moyens militaires. Les enquêtes d’opinion ne sont pas les seuls éléments d’illustration de cette sorte d’émotion humanitaire observée dans la plupart des pays occidentaux : les témoignages de solidarité à travers les dons des populations occidentales en sont aussi une expression. Parce qu’il s’est construit très brutalement, ce réflexe d’émotion internationale peut néanmoins présenter à terme des fragilités. Les dernières enquêtes réalisées par Ipsos montrent que le soutien à l’intervention n’interdit pas les réactions de scepticisme à propos de l’efficacité des opérations menées par l’OTAN.
A ce titre trois paramètres sont décisifs quant aux évolutions à venir des opinions occidentales.
En premier lieu, la durée du conflit. Chaque jour qui passe sans que l'on obtienne véritablement de résultats concrets, c’est-à-dire sans finalement qu’on aboutisse à la défaite du régime de Milosevic, fragilise potentiellement les opinions. Leur degré de résistance, ou d’impatience, pourrait un jour s’exprimer à travers une détérioration du niveau de soutien à l’intervention.
Le deuxième élément tient au fameux débat autour de la "guerre propre". Pour l’instant, en dehors de l’épisode des trois prisonniers américains, les opinions occidentales n’ont pas été soumises à l’impact d’éventuelles victimes occidentales. Ce paramètre pourrait modifier le climat d’unité nationale observé jusqu’ici.
Enfin le troisième élément est l’éventuelle dramatisation consécutive à une extension du conflit.
E.D.
Il est important d’insister sur le fait que l’adhésion, très forte aujourd’hui, des opinions occidentales à l’intervention de l’OTAN est essentiellement émotionnelle et fort peu politique. J’en veux pour preuve les chiffres étonnants d’une des enquêtes américaines où, à la fois, une majorité de personnes interrogées préconise l’intervention terrestre au Kosovo pour y ramener la paix et, en même temps, considère que cet objectif ne vaut pas la mise en danger de vies américaines. Je voudrais bien qu’on m’explique comment il est possible d’intervenir au sol avec des soldats sans mettre en danger leur intégrité physique.
Quand on analyse les sondages dans les détails, notamment la dernière enquête Ipsos, on note l’inquiétude de l’opinion. A la fois elle est pour l’intervention militaire : faute de mieux il fallait bien faire quelque chose face à un drame pareil. Mais, la clarté sur l’objectif de ladite intervention est pour le moins absente en France comme aux Etats-Unis. On ne sait pas s’il s’agit de simplement d’une opération humanitaire, de ramener des Kosovars dans leurs foyers, ou de libérer le Kosovo de la dictature serbe, donc de lui octroyer son indépendance ? On ne sait pas si, objectif encore différent, il s’agit de destituer Milosevic, en tant que dictateur, que certains comparent à Hitler. Les discours officiels des responsables de l’OTAN ne clarifient guère ce genre de problème. Les réactions de l’opinion sont ainsi extraordinairement fragiles. Les dirigeants occidentaux seraient fort mal inspirés de croire que les énormes majorités qui sont aujourd’hui rassemblées en faveur de l’intervention sont solides et ne peuvent pas être remises en cause par l’évolution, par définition imprévisible, du cours des événements.
P.G.
En France le consensus d’opinion est également très largement imputable à la cohésion de l’Exécutif sur cette question. La communauté de vues et la complémentarité des communications de Jacques Chirac et de Lionel Jospin sont décisives dans la détermination, même fragile, de l’opinion française. Cet élément de contexte politique limite très largement pour l’instant le risque d’une politisation du débat au moment où l’on commence à voir poindre la campagne électorale des européennes.
E.D.
Les Français se forgent en grande partie leur opinion à partir du journal de 20 heures et des images qui sont véhiculées de façon d’ailleurs assez redondante et obsessionnelle dans les journaux télévisés. C'est d’ailleurs ce qui explique la logique émotionnelle de l’opinion dont nous venons de parler. En même temps, je ne suis pas persuadé que l’opinion française soit aujourd’hui véritablement en état de choc, profondément impressionnée au fond par ce qu’il se passe dans les Balkans. La scène publique est dominée par des explications, des images, des argumentations qui, il faut bien le dire, sont assez fréquemment univoques. A mon sens, ce n’est pas forcément une conviction politique profonde qui guide actuellement l’opinion. La convergence des discours de Jacques Chirac et de Lionel Jospin va encore dans le sens de ce conformisme, de cette dépolitisation des réactions par rapport au conflit des Balkans. Si le chef de file de la droite et le chef de file de la gauche sont d’accord pour dire qu’il faut y aller, il faut vraiment être mauvais coucheur pour le contester.
On observe quand même une nuance entre les positions de Chirac et de Jospin. Aujourd’hui c’est une nuance sémantique, Chirac parle du barbare Milosevic, Jospin parle de Monsieur Milosevic et insiste plus sur une solution politique.
P.G.
Il reste que la popularité des deux têtes de l’Exécutif atteint à nouveaux des niveaux exceptionnels. Par rapport à la situation de la guerre du Golfe, il n’y a guère de surprise dans l’évolution très favorable de la cote du président qui profite naturellement du phénomène d’union sacrée créée autour de lui et d’une présence médiatique très forte. En revanche, l’évolution très positive de Lionel Jospin, compte tenu de la plus grande diversité des points de vues enregistrés au sein des électorats de la gauche plurielle, me semble être un point de différenciation majeure par rapport à la situation qu’avait connue Michel Rocard. Pour l’opinion Lionel Jospin "existe" politiquement dans ce conflit, il a pris sa part dans la pédagogie de l’action et l’électorat de droite reconnaît probablement très volontiers ses mérites en matière de loyauté par rapport à la position présidentielle. Avec cette première expérience de guerre, le système de cohabitation trouve une véritable consécration qui ne sera pas sans conséquence sur la stratégie politique de ses deux acteurs. Un président de cohabitation qui, pour la première fois, retrouve le rôle majeur, un Premier ministre qui démontre sa capacité à "exister" sur un terrain à forte prééminence présidentielle : la guerre en Yougoslavie, l’instabilité internationale chronique qu’elle peut engendrer pourraient modifier significativement le profil attendu par le Français du prochain septennat.