Débat : les vrais enjeux politiques de fausses élections régionales
Pierre Giacometti, directeur général d’Ipsos Opinion, et Eric Dupin, rédacteur en chef de Canal Ipsos, débattent de la nature du scrutin du 15 mars. Des élections régionales qui n’ont pas passionné l’opinion mais qui réservent des surprises.
Eric Dupin : Pour parler brutalement, il me semble que la campagne a prouvé qu’une fois de plus, ils n’y a pas de vraies élections régionales en France, de la même façon qu’il n’y a pas de réelles élections européennes ! Ces scrutins sont hybrides. Ils ont théoriquement pour enjeu la région ou l’Europe mais servent, en fait, de test national. Les régionalistes les plus fervents s’en plaignent, évidemment. Jean-Pierre Raffarin, président de Poitou-Charentes, a déclaré qu’il fallait changer le mode de scrutin et organiser des élections régionales tournantes. C’est une idée calquée sur l’Allemagne, où les régions votent les unes après les autres. Dans son esprit, cela permettrait de régionaliser enfin ce scrutin. Mais je ne crois pas, on y reviendra peut-être, que la question du mode de scrutin soit l’essentiel de l’affaire.
Pierre Giacometti : C’est d’autant plus dommage que 1998 représentait la première occasion d’assister à de véritables élections régionales " autonomes " : la première édition de 1986 était organisée simultanément avec l’échéance majeure des législatives, les régionales ne pouvaient pas exister. La seconde, en 1992, constituait avant tout un test national permettant aux électeurs de l’opposition de sanctionner le pouvoir. Une fois de plus, les élections régionales, d’une certaine façon, n’existaient pas. Mais, pour l’édition 1998, la dissolution (sans laquelle les régionales auraient pu se situer en même temps que les législatives) avait créé les conditions permettant à ce scrutin de retrouver une certaine autonomie, libéré de cette tentation éventuelle d’en faire un rendez-vous de test national. Rien n’y a fait. Les régionales sont toujours soumises à une lecture nationale.
Chez nos voisins, ce scrutin possède une autonomie propre : en Allemagne bien sûr, et en Espagne où les élections régionales s’organisent selon deux statuts : celui des régions qui ont un statut spécifique qui leur permet d’organiser des élections régionales en toute indépendance (s’il on peut dire !) - en Catalogne, au Pays basque, en Galice et en Andalousie. Dans toutes les autres régions, les élections régionales sont regroupées et ont lieu, le plus souvent le même jour que les élections municipales. L’Italie est un exemple un peu à part, où les élections régionales ressemblent plus à nos élections françaises, mais avec la particularité de l’Etat italien qui laisse beaucoup plus de place aux régions qu’en France.
Pour revenir au cas français, il faut insister sur la faiblesse des repères de l’électorat aujourd’hui. Les enquêtes Ipsos ont montré que les Français disposaient de très peu d’informations sur ces élections, avaient une faible connaissance du mode de scrutin et de la couleur politique de leur région.
La difficulté d’être des régions françaises
E-D : De ce point de vue, il est amusant de constater que la participation au scrutin du 15 mars va être tirée vers le haut par une concomitance, dont on parle d’ailleurs trop peu, avec le premier tour des élections cantonales, qui, au moins dans les zones rurales, ont un sens assez fort pour l’électeur. Si ce phénomène n’existait pas, on risquerait un taux d’abstention extrêmement élevé. Grâce aux cantonales, ce taux sera sans doute relativement fort mais pas catastrophique.
Quelles sont les raisons de fond qui expliquent qu’il n’y a pas de véritables élections régionales en France ? Je crois que le phénomène est très profond et tient à une certaine singularité française. Se trompent, à mon avis, ceux qui croient que la raison essentielle réside dans l’inadéquation entre ces élections et le mode de scrutin. Il est vrai que ce mode de scrutin n’est pas bon dans la mesure où il est illogique d’élire des conseillers régionaux dans un cadre départemental. Ce mode de scrutin est assurément peu défendable si on prend le point de vue des régions. Je crois, néanmoins, qu’il ne suffirait pas de le modifier pour faire exister réellement les régions. La question essentielle est d’abord celle de l’identité régionale. Existe-t-il une opinion publique régionale ? C’est vrai dans certaines régions, comme la Bretagne ou l’Alsace, mais dans beaucoup d’autres l’identité régionale n’est pas suffisamment affirmée. L’autre question est celle des moyens et des compétences des régions telles qu’ils ont été élaborés par les lois de décentralisation. Les régions ont encore des moyens et des compétences trop faibles, ce qui fait que les politiques régionales qui peuvent être réellement menées sont assez limitées. Pour faire exister les régions françaises, il faudrait bousculer l’équilibre actuel de la décentralisation, qui est en faveur des départements. Comme par hasard, cette question n’est soulevée par pratiquement personne dans la classe politique française.
P-G : Elle est pourtant au cœur du débat qui débute à peine sur le non cumul des mandats. Le changement de mode de scrutin n’est pas, selon moi, l’élément décisif. Le mode de scrutin en vigueur en Espagne aux régionales est proportionnel, au niveau des provinces des régions, c’est-à-dire identique à celui de la France. Ce qui freine le phénomène de régionalisation en France renvoie à l’histoire française elle-même. Nous ne sommes pas un pays composé de régions, qui s’organise depuis des siècles autour d’une telle structure politique, économique et culturelle, nous restons un Etat-Nation. Le logique régionale s’oppose à toute une série d’échelons qui ont une histoire beaucoup plus forte en France : le maire, le député le conseiller général en sont les représentants. Le conseiller régional, le président de la région sont, par rapport à eux, très en retrait.
En ce qui concerne la participation, les archives des enquêtes préélectorales des régionales de 1992 montrent à quel point il est un tout petit peu audacieux de faire un pronostic d’abstention très forte pour les régionales de 1998. On décrivait à l’époque exactement le même type de désintérêt des Français à l’égard du scrutin. On anticipait une participation faible. Or 70% des Français ont voté à ces élections. Le désintérêt pour le scrutin, la faible mobilisation le contenu réduit de la campagne n’aboutissent pas forcément à une abstention très élevée. Paradoxalement, la participation des élections régionales de 1992 est supérieure, très légèrement, à celle des législatives de 1997 ! Il est vrai néanmoins que, cette année, il n’y a pas de phénomène de mobilisation qui donne envie aux électeurs de voter après une longue période d’abstinence électorale. Pour cette raison, il y a de bonnes raisons de penser que l’abstention sera nettement plus élevée qu’aux législatives de l’année dernière : on devrait être nettement au dessus de la barre des 30%. La référence qui me semble peut-être la meilleure pour dimanche prochain, ce sont les cantonales du printemps 1994 : l’abstention fut à 40%, ces cantonales venant un an après les législatives, Edouard Balladur étant toujours populaire, il n’y avait pas dans le corps électoral de volonté d’aller sanctionner le pouvoir. Le scénario des élections de 1998 n’est pas très éloigné finalement du scénario de 1994.
Des élections dans le sillage des législatives
E-D : Je suis pleinement d’accord avec cette référence. Je voudrais en venir maintenant à la nature politique de ces élections du point de vue des enseignements que chacun ne manquera pas d’en tirer. A cet égard, je me sens à la fois d’accord avec Jack Lang et Charles Pasqua, dans la mesure où Lang a parlé de ces élections comme d’un " troisième tour des législatives " et Pasqua comme une " réplique de la secousse des législatives ". Je pense en effet que ces élections, ce qui n’était pas acquis d’avance, ont des chances de se situer dans le prolongement des législatives de juin 1997. On peut le dire en fonction des enquêtes d’opinion qui révèlent des rapports de force très proches de ceux des législatives de l’année dernière, mais aussi à partir de données politiques plus générales. Le gouvernement continue, malgré des secousses, malgré des crises, la dernière étant celle du mouvement des chômeurs, à bénéficier d’un soutien assez fort dans l’opinion. Il n’y a pas volonté de sanction à son endroit. De l’autre côté, il faut bien constater que la droite reste groggy, qu’elle ne s’est pas relevée de son échec de l’année dernière. Beaucoup de ses dirigeants, en privé mais parfois même publiquement, partent un peu battus dans cette compétition électorale.
P-G : Quand on observe l’ensemble des données de sondage publiées jusqu'à cette semaine d’interdiction, dans laquelle nous sommes, il y a effectivement cette impression que 1998 se présente comme une forme de scrutin jumeau de 1997. L’enjeu de dimanche prochain, qui aura des incidences importantes sur l’organisation de la droite parlementaire, c’est sa traduction en nombre de régions perdues. Le paysage de 1992, comme le montrent bien les cartes présentées par Canal Ipsos, est très déséquilibré, comme celui de 1986, avec les exceptions du Limousin et du Nord Pas-de-Calais. Certains observateurs ont du mal à imaginer que la nouvelle carte des régionales puisse être aussi rouge qu’elle n’a été bleue depuis 12 ans ! Or, ce scénario n’est pas à exclure, même s’il faut être prudent, puisqu’on sait qu’entre dimanche soir 15 mars et le vendredi suivant, il y a un certain nombre de jeux d’alliances et de comportements personnels qui peuvent contredire les majorités relatives issues du vote des Français. On peut distinguer, à mon avis, trois scénarios. Il y a un scénario modeste pour la gauche. Elle n’irait pas jusqu’au bout de cette logique de rééquilibrage parce que la fragmentation des résultats dans chacun des départements liée au record de candidatures affaiblirait finalement son potentiel de gains en terme de régions. Le second scénario, c’est un scénario de confirmation de 1997. Dans cette hypothèse, on peut aller jusqu’à une bonne douzaine de régions où la gauche parlementaire disposerait d’une majorité relative en sièges, ce qui ne veut pas dire que, le vendredi suivant, elle aurait partie gagnée après le vote des conseillers régionaux. Et le troisième scénario, qui est le plus brutal, et que, pour l’instant les sondages publiés n’ont pas complètement décrit, c’est un scénario d’amplification du scrutin législatif de l’année dernière. Dans cette hypothèse là, on aboutit à un carte qui est une version proche de la précédente, mais en sens inverse. Il ne resterait, pour la droite parlementaire, que quelques régions sauvées : l’Alsace et les Pays de la Loire, la Basse Normandie, Champagne Ardennes par exemples.
Une émergence de l’extrême-gauche ?
E-D : On ne peut certes pas écarter ce scénario, même si j’ai tendance à être assez dubitatif sur ses chances, mais à condition de bien rappeler que tout se joue à la majorité relative. C’est-à-dire que la règle du jeu implicite, même si elle pourra être violée ici ou là, c’est de mettre hors jeu le Front National, ses élus, et donc de raisonner sur, d’un côté la gauche plurielle, c’est-à-dire la majorité gouvernementale, de l’autre côté, l’alliance UDF-RPR avec des divers droite. Or, l’enseignement politique des élections devrait être aussi tiré en examinant la répartition des voix entre ces deux blocs, au niveau national comme au niveau des régions. Et, j’aurais tendance à penser que si on est peu ou prou dans le deuxième scénario que tu as décrit, c’est-à-dire une confirmation de 1997, que le succès politique de la gauche ne sera pas forcément aussi fort que risquent de le proclamer certains. Je veux dire par là que je ne pense pas qu’on passera d’une sorte de victoire par surprise de la gauche en 1997 à un vote par adhésion en faveur du gouvernement en 1998.
Je crois plutôt que, dans cette hypothèse, nous resterons dans un cas de figure de victoire par défaut de la gauche, compte tenu de l’incapacité de la droite parlementaire à présenter une alternative, à définir une politique crédible. Un des signe en sera donné par l’hypothèse, à laquelle je crois, de l’émergence à la gauche de la gauche d’une force électorale non négligeable. Si on obtient une extrême gauche, au niveau national aux alentours de 4%, et surtout qui effectue des percées non négligeables dans certaines zones traditionnelles de la gauche, dans certains quartiers populaires, donc si l’extrême gauche détourne à son profit une fraction du coeur de l’électorat de gauche, je pense que, pour la gauche gouvernante, le succès politique risque d’être un peu en trompe l’œil.
De ce point de vue, je ferais volontiers référence, à propos des extrêmes, aux municipales de 1983 : ce fut le premier scrutin où l’extrême droite, en l’occurrence le Front National, a effectué quelques percées ici et là, dans certains quartiers populaires de Paris, avec Jean-Marie Le Pen, à Dreux... Ces victoires ont ensuite été amplifiées par la municipale partielle de Dreux de septembre 1983 et se sont nationalisées aux européennes de juin 1984. Il se peut que la principale nouveauté des régionales de 1998 soit la traduction électorale d’un phénomène de radicalisation que l’on constate déjà dans la société : le mouvement des chômeurs, le mouvement en faveur des sans-papiers, ce sont des mouvements sociaux, d’ailleurs très limités par rapport à leur impact médiatique, mais souvent animés par des militants d’extrême gauche.
Une stagnation du Front national ?
P-G : La question qui se pose est de savoir si cette émergence sera parallèle à une stagnation des performances du Front National lors de ce scrutin. Les instituts restent toujours très prudents sur les performances d’intentions de vote du Front National. Cela dit, rappelons que le Front National ne réalise pas ses meilleures scores dans un scrutin à forte abstention. Les européennes, les régionales sont moins bonnes pour le FN que ne le sont les présidentielles et, depuis l’année dernière, des législatives. Ce qui est frappant, dans les enquêtes actuelles, c’est de voir une forte démobilisation en milieu populaire et, notamment, ouvrier. On observe par ailleurs, dans la dernière enquête publiée par Ipsos, une mobilisation en retrait d’une partie de l’électorat du Front National, même si la fidélité de ses électeurs entre 1997 et 1998 est toujours un de ses points forts. Pour l’instant, rien n’indique une véritable poussée significative dimanche prochain du FN.
E-D : A propos du Front National, j’ai plutôt tendance à anticiper un résultat pas très mirobolant, en tout cas, une stagnation pour l’extrême-droite. Or, pour une force comme le FN, ne pas progresser, c’est beaucoup plus ennuyeux que pour d’autres forces politiques. Ce résultat décevant s’expliquerait par trois raisons. D’abord, pour la première fois, le discours du FN n’est pas clair stratégiquement. L’émergence d’une dualité à sa tête, entre Jean-Marie Le Pen, d’un côté, et Bruno Mégret de l’autre, fait que voter Front National peut avoir deux sens différents : c’est, soit voter contre l’establishment, l’établissement, comme dit le FN, donc mettre la droite et la gauche dans le même sac, ou bien c’est essayer de tirer la droite plus à droite, et jouer de ses contradictions, selon la stratégie prêtée à Bruno Mégret. Deuxièmement, la société française bouge. Le vote protestataire, et notamment le vote protestataire dans les milieux ouvriers, peut très bien glisser, au moins partiellement, du FN vers l’extrême gauche. Dans la dernière enquête Ipsos, il est significatif de constater que parmi les ouvriers, il y a un vote très fort pour le Front National, mais aussi un vote d’une dizaine de pour cent en faveur de l’extrême gauche. Troisièmement, le FN souffrira vraisemblablement, dans un certain nombre de régions, de la concurrence des listes Chasse, Pêche Nature et Tradition.
P-G : Au-delà de la lecture stratégique ou politique du scrutin, il y aura aussi, notamment à partir des enquêtes réalisées par Ipsos le jour du scrutin, une lecture sociologique de l’éventuelle défaite de la droite parlementaire. On a vu que la très grande faiblesse du RPR et de l’UDF auprès des milieux salariés et des jeunes avait été un des éléments marquants de sa défaite en 1997. Ce qui est frappant aujourd’hui dans les enquêtes préélectorales, c’est la confirmation, voire l’amplification de ce phénomène.
De ce point de vue, on pourrait émettre l’hypothèse de la réelle influence du débat national sur ce scrutin en raison de la faiblesse du discours politique de la droite parlementaire sur tous les enjeux qui ont traversé le débat public en France depuis cinq ou six mois : exclusion, pauvreté, réduction des inégalités, 35 heures. Sur tous ces sujets, le divorce, ou tout au moins la distance, entre les actifs salariés et la droite parlementaire pourraient une nouvelle fois se confirmer dimanche.