Elections fédérales canadiennes 2004 : Le triomphe de la publicité négative

Les élections fédérales de 2004 ont sans doute été les plus agressives de l’histoire du Canada. Elles opposaient un gouvernement affaibli (les Libéraux), nouvellement dirigé par Paul Martin, à un parti national de droite reconstitué (les Conservateurs) avec son nouveau dirigeant Stephen Harper.

Auteur(s)
  • Jean-François Doridot Directeur Général Public Affairs
  • Darrell Bricker
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Au final, cette campagne a montré qu’en dépit d’une forte volonté de changement, les électeurs Canadiens ont été sensibles à la publicité négative du Parti Libéral.


Le dilemme des Libéraux

Pendant toute la campagne, les Libéraux se sont heurtés à la réticence de l’électorat qui estimait qu’ils ne méritaient pas d’être réélus. Les électeurs se posaient en effet des questions sur l’éthique du parti et de ses représentants au gouvernement; le nouveau leader Libéral leur apparaissait terne et décevant. De leur côté, les Libéraux sont apparus incapables de présenter un projet susceptible de convaincre les électeurs de leur confier un nouveau mandat.

Outre ce manque d’attrait, le Parti Libéral s’est trouvé confronté a une nouvelle menace. Pour la première fois depuis 1993, les Conservateurs canadiens parvenaient à mettre de côté leurs différends pour s’unir derrière un seul dirigeant. Ces deux éléments, le désir de changement et la crédibilité d’une alternative à droite, mettaient en péril la réélection des Libéraux.


La vulnérabilité des Conservateurs

Le Canada est une démocratie parlementaire avec des élections uninominales à un tour.

Le Premier Ministre est le dirigeant du parti qui remporte le plus grand nombre de circonscriptions, elles-mêmes formées en fonction du nombre d’habitants.

L’Ontario, la plus densément peuplée des provinces, figure en première place avec environ un tiers des sièges ; elle est de ce fait un enjeu central lors des scrutins nationaux.

Or depuis 1993, les Conservateurs n’ont jamais réussi à percer dans l’Ontario. Les Libéraux, quant à eux, ont obtenu la majorité dans cette province lors des trois derniers scrutins. Comment expliquer cet échec des Conservateurs ? Tout simplement à cause de l’intolérance. Une frange significative de l’électorat de l’Ontario-essentiellement les classes moyennes vivant en périphérie – considèrent que les Conservateurs font preuve d’intolérance vis-à-vis des minorités ethniques, religieuses et autres. Jamais depuis 1993, les partis fédéraux de droite n’ont réussi à gagner les élections dans l’Ontario sans rallier ces électeurs.

Avec son nouveau leader, le Parti conservateur a joué la carte de la modération pour pouvoir convaincre les électeurs de l’Ontario. Pourtant, comme l’ont révélé les sondages, un nombre important d’électeurs restaient convaincus que le conservatisme intolérant persistait sous les apparences.


Vers une campagne négative

Au cours de la brève campagne électorale (elle ne dure que 36 jours), il est vite apparu que les messages positifs diffusés par le Parti libéral n’ont pas produit l’effet escompté. Nos sondages réalisées en continu ont montré que depuis le début de la campagne officielle le 23 mai, l’écart d’intention de vote entre les Libéraux et les Conservateurs n’a cessé de se réduire. Or nous le savons, en dessous de 40% d’intentions de vote, le parti arrivé en tête, ne peut pas compter sur une majorité confortable.

Qu’ont donc fait les Libéraux pour inverser la tendance ? Puisqu’ils ne parvenaient pas à vanter leur propre programme, ils ont adopté une stratégie de dénigrement de l’adversaire. Ils ont diffusé massivement et sur tous les médias (radio, télévision et Internet) des publicités négatives contre les Conservateurs, fait sans précédent dans l’histoire politique canadienne.

Mais, l’offensive des Libéraux n’aurait pas été aussi efficace sans l’aide des Conservateurs eux-mêmes. L’essentiel du message libéral portait sur l’intolérance et l’extrémisme des Conservateurs qui les rendaient inaptes à gouverner. Ce message fut relayé par les déclarations intempestives de députés conservateurs invoquant la nécessité de restreindre le droit à l’avortement, de réduire le bilinguisme dans le service public et d’abroger la Charte des droits et libertés.

La défaite des Conservateurs s’est scellée le jour où-une semaine avant le scrutin – ils ont décidé d’abandonner le terrain en Ontario pour entamer une tournée électorale en bus en Alberta, province qui leur était pourtant acquise. Sans doute ont-ils voulu clore la campagne en voulant apparaître comme les favoris. Le fait est qu’ils ont laissé aux mains de leurs adversaires une circonscription clé dans cette élection.


L’impact

La campagne publicitaire des Libéraux dénigrant leurs adversaires et la retraite des Conservateurs ont provoqué un mouvement sensible dans les intentions de votes de l’ordre de 3,8 %. Le week-end précédant l’élection, les Libéraux semblaient assurés d’une courte victoire, au lieu de la défaite annoncée. Le changement fut plus net encore dans l’Ontario où, comme le montre le deuxième graphique, tout s’est joué le dernier jour de la campagne.

Lors de la soirée électorale sur CTV, juste avant de passer à l’antenne, ma co-présentatrice m’a confié que jamais son choix n’avait été aussi difficile. Me confirmant mon analyse à propos du basculement du rapport de force en faveur de Libéraux, elle ajouta : «je n’étais pas pour la réélection des Libéraux. Et pourtant je redoutais le retour des Conservateurs au gouvernement ». C’est le signe d’une campagne négative qui fonctionne.

Les cinq règles de la publicité politique négative:

  • La publicité négative, ça marche !
  • Si vous êtes attaqué, répondez immédiatement et avec vigueur
  • S’il est plus facile de mener une campagne vertueuse, le dénigrement est le plus court chemin vers la victoire
  • Si vous ne parvenez pas à vanter vos mérites, dénigrez vos adversaires
  • Gardez des arguments en réserve pour la dernière ligne droite



Evolution du rapport de force en fin de campagne





Intentions de vote pendant la campagne




Darrell Bricker est Président d’Ipsos Public Affairs au Canada. Il a rejoint la société en 1989 après avoir occupé des postes à hautes responsabilités, notamment au sein du Cabinet du Premier Ministre Canadien, en qualité de Directeur des Etudes d’Opinion. A l’instar de son collègue Pierre Giacometti, Darrell est souvent invité à commenter l’actualité dans les médias, notamment les questions de politique intérieure ou internationale et les campagnes électorales. Il a publié un certain nombre d’ouvrages, dont le plus récent était intitulé «Searching for Certainty». 
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  • Jean-François Doridot Directeur Général Public Affairs
  • Darrell Bricker

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