Européennes : comment sonder l’intention de vote des indécis ?
Eric Dupin
Certains électeurs intéressés par le scrutin européen sont peut-être troublés par les écarts qu’ils peuvent constater d’un institut à l’autre. Pour les six instituts qui se sont livrés à l’exercice périlleux de la mesure des intentions de vote, il existe pour la plupart des listes des écarts qui ne sont pas négligeables. Dans les derniers sondages publiés, la liste socialiste est estimée, par exemple, de 20.5% à 25%, une fourchette qui va au-delà de la marge d’erreur probabiliste. La question se pose donc de la nature de ces enquêtes d’opinion. Au juste que mesure-t-on ? J’avancerais une hypothèse un peu provocatrice : il est particulièrement difficile de sonder les intentions de vote lorsque la population n’a pas l’intention d’aller voter ! Plus précisément lorsqu’une fraction non négligeable (environ la moitié) du corps électoral ne semble pas vouloir visiter les isoloirs le 13 juin. La notion d'intention de vote contient le terme intention : or cette "intention" est aujourd’hui apparemment faible et donc difficilement quantifiable. C’est sans doute la difficulté principale à laquelle se heurtent les sondeurs pour ce scrutin européen.
Pierre Giacometti
Je suis moins impressionné que toi par ces différences de mesure. Je ne m’attendais pas à un paysage homogène, y compris en fin de période. Il est relativement normal d’observer des écarts importants sur l’appréciation du score du PS : en 1995, à l’occasion de l’élection présidentielle, lors des dernières élections régionales en 1998, la mesure des choix "centraux" est marquée par une très forte élasticité. L’autre difficulté en terme de mesure d’intention de vote concerne la liste de Charles Pasqua pour laquelle les derniers niveaux publiés vont de 9 à 13%. Elle ne s’appuie sur aucun historique propre. La composition politique particulière de son électorat potentiel complique encore un peu plus les choses. Il est hétérogène puisque composé d’une partie de l’électorat RPR, de celui de UDF, du Front national, et même à la marge d’une petite fraction d’électeurs de gauche. Selon les enquêtes, la variation de chacune de ces strates dans l’électorat de Pasqua peut contribuer à faire varier sensiblement son score. Autre élément très important, déjà repéré lors de l’élection présidentielle : quel électorat RPR interrogeons-nous ? Plus celui-ci est populaire, composé d’une proportion significative d’électeurs qui ont voté non au référendum de Maastricht, plus on a une chance d’avoir à l’arrivée un résultat équilibré entre les listes de Sarkozy et de Pasqua.
E.D.
Rappelons, à ce propos, que les enquêtes préélectorales sont toujours plus délicates quand l’offre électorale varie sur le marché politique. Nous venons de parler de la liste Pasqua-Villiers. Elle n’a pas exactement de précédent puisque même lors des dernières élections européennes, la liste Villiers était d’une sensibilité politique sensiblement différente de celle du couple Pasqua-Villiers. Pasqua est quand même le leader de cette locomotive.
Mais le cru européennes 1999 offre aussi deux autres produits nouveaux. A l’extrême gauche, nous avons Arlette Laguiller, certes "marathonienne " éprouvée des campagnes présidentielles, mais qui est aujourd’hui en situation d’atteindre un score sans précédent : de 4,5 à 7% d’intention de vote, ce qui peut emmener la liste troskiste à un niveau comparable à celle du PCF. A l’extrême droite, la scission entre Front National et Mouvement national créée aussi une situation inédite. Si les enquêtes semblent convergentes en ce qui concerne l’avance de Jean-Marie Le Pen par rapport à Bruno Mégret, des différences importantes subsistent : Le Pen est côté entre 7% et 9,5%, ce qui montre bien les difficultés de la mesure. La répartition des intentions de vote entre Mégret et Le Pen est fragile : sans historique, on ne peut connaître la proportion d’électeurs lepénistes et mégrétistes dans l’électorat d’extrême droite.
P.G.
La première inconnue est la performance de la liste menée par François Hollande. L’incertitude la plus importante porte sur la mobilisation de l’électorat socialiste. Quand on regarde la série Ipsos depuis février 1999, la liste conduite par François Hollande semble être parvenue à conserver la fidélité de l’électorat du parti socialiste. On ne voit pas dans ces enquêtes le signe évident d’une tentation de dispersion, ni vers la gauche pour les listes communiste ou d’extrême gauche, ni vers la droite, c’est-à-dire vers la liste conduite par Daniel Cohn-Bendit. Mais cela ne constitue aucunement une garantie. Si dispersion il y a, elle s’observera dans la dernière ligne. Le premier problème de la liste socialiste est de faire voter les contingents jeunes, salariés et populaires de ses sympathisants.
E.D.
L’élection européenne est toujours un mauvais scrutin pour le PS. La représentation proportionnelle favorise la dispersion des votes. Les deux dernières élections de ce type ont donné lieu à une évasion de l’électorat socialiste, en 1994 vers Bernard Tapie, secrètement encouragé par l’Elysée à l’époque, en 1989 vers le vote écologiste. Cette fois-ci, il y a apparemment peu de perte dans la famille. Daniel Cohn-Bendit n’a pas réussi à détourner à son profit une proportion significative de l’électorat socialiste. Tout le problème reste effectivement de savoir combien d’électeurs socialistes iront voter le 13 juin. Mon sentiment à ce propos est plutôt mitigé, dans la mesure où je ne crois pas qu’il existe aujourd’hui de raison forte pour voter socialiste. Le politologue Gérard Grunberg a expliqué, un jour, les évolutions "en accordéon " du vote socialiste par le fait qu’il n’y pas de raison forte et permanente de voter socialiste, mais des raisons fortes non permanentes et des raisons permanentes non fortes. Nous sommes, me semble-t-il, dans ce dernier cas de figure.
P.G.
La seconde incertitude majeure de ce scrutin concerne le choix de l’électorat RPR, décisif pour départager les listes Sarkozy et Pasqua. Si nos enquêtes sous–estiment la frange la plus populaire de l’électorat et celle la plus critique à l’égard de l’Europe, il est possible que les écarts entre les deux listes de l’opposition soient plus réduits que prévus. Les baisses enregistrées dans les derniers sondages publiés par Le Point ne sont pas sans rappeler le même phénomène observé en 1994 pour la liste Baudis : les sondages de la dernière semaine le plaçaient aux environs de 27% sur une tendance équivalente avec un score final à 25%.
E.D.
Oserais-je aller plus loin ? Si l’on prolonge les courbes des différentes mesures, on peut très bien imaginer un doublement de la liste Sarkozy-Madelin par la liste Pasqua-Villiers ! Même si on n’arrive pas à ce résultat spectaculaire (improbable mais pas impossible), une deuxième position dans les eaux des 17% serait déjà un résultat très mauvais pour la liste qui rassemble les deux principaux partis de droite. En théorie, Démocratie Libérale et le RPR sont censés être deux formations plus influentes que les centristes. Si le paysage dessiné par les derniers sondages se confirme voire s’amplifie, nous assisterons à un divorce entre une "droite légale " et une "droite réelle ". La droite légale a pour chef Jacques Chirac, pour liste officielle celle qui défend la politique étrangère du chef de l’Etat, c’est-à-dire la liste menée par Nicolas Sarkozy. Elle se trouverait en position délicate si, à ses côtés, deux listes obtenaient des scores non négligeables, l’une au-dessus de 10%, l’autre en dessous, représentant à elles deux plus que la "liste officielle " de la droite.
P.G.
Le troisième niveau d’incertitude porte sur la hiérarchie des listes situées aujourd’hui au-dessous des 10%. Il y a aujourd’hui cinq listes qui connaissent ce niveau : à gauche, la liste communiste, la liste de Cohn-Bendit, et la liste Laguiller/Krivine, et à droite, la liste de François Bayrou et celle de Jean-Marie Le Pen. Une fois encore, les effets de mobilisation différentielle seront décisifs sur la hiérarchie entre ces listes. Hormis les conséquences électorales de sa crise interne, aujourd’hui mal cernées, le handicap numéro un de la liste du Front National est la difficile mobilisation de la frange populaire de son électorat pour ce type de scrutin. A l’opposé, la liste communiste compte sur la moindre démobilisation de son électorat pour parvenir à dépasser son score médiocre de 1994. Second constat : ces listes doivent toutes faire face à des concurrences multiples ou nouvelles qui rendent particulièrement aléatoires les mouvements de la phase de structuration du vote dans laquelle nous sommes entrés. Pour ce scrutin de 1999, plus que jamais le mode scrutin proportionnel impose sa règle, "mon premier ennemi c’est mon voisin ". Ainsi, le parti communiste affronte une concurrence sérieuse sur sa gauche avec la liste Laguiller, le Front National de Jean-Marie Le Pen est confronté pour la première à une concurrence interne à l’extrême droite. Les deux listes "pro-européennes" UDF et Verts doivent faire preuve de leur capacité à convaincre au-delà de l’électorat traditionnel, sur des positions relatives à la construction européenne perçues comme très voisines de celles de leurs "concurrents" les plus proches (Hollande et Sarkozy).
E.D.
Il y a un point commun entre la situation de Jean-Marie Le Pen et de Robert Hue : ces deux têtes de listes ont un problème de trouble de leur électorat, qui vient de leurs divisions politiques, au demeurant de nature très différente. A l’extrême droite c’est une division externe, alors qu’il s’agit de désaccords internes pour le parti communiste.
Une partie de l’électorat de l’extrême droite était convaincue qu’elle votait pour une formation totalement différente dans ses mœurs politiques. La bataille de chiffonniers qui a opposé Jean-Marie Le Pen à Bruno Mégret aura un coût inévitable : il serait assez logique que les listes de Jean-Marie Le Pen et de Bruno Mégret ne parviennent pas à égaliser la totalité du vote d’extrême droite des dernières européennes.
Le trouble du parti communiste provient d’une division interne, plus douce puisqu’elle se pare des vertus de l’ouverture. Un certain nombre d’électeurs communistes éprouvent des difficultés à voter pour une liste qui ne comporte que la moitié de communistes et qui s’est divisée sur la principale question de l’agenda politique de la période, la guerre des Balkans, une large partie de ces candidats soutenant les frappes de l’OTAN et l’autre s’y opposant. Cette division et un manque de clarté dans le message donnent à beaucoup la tentation de "voter avec leurs pieds", c’est-à-dire de se réfugier dans l’abstention. Pour ce qui est de l’UDF et de Daniel Cohn-Bendit, il est apparu au cours d’un débat qu’ils étaient tout à fait d’accord sur l’Europe et qu’il fallait parler du haschich pour les distinguer. Plaisanterie mise à part, je crois que si ces listes obtiennent un score décevant par rapport à leurs espoirs, c’est parce que faire une campagne européenne sur des thèmes européens est paradoxalement un handicap. La conscience européenne des Français n’est pas telle que ce choix leur permette d’aller au-delà de leur public naturel.
PG
Dans toute campagne électorale, si discrète soit elle, on parvient à identifier, à travers la lecture des enquêtes d’intentions de vote, des logiques de "conquêtes". C’est Chirac en 1995, Tapie et De Villiers en 1994.
La première liste à avoir essayé de "conquérir" est celle de Daniel Cohn-Bendit. Elle a pour l’instant montré les limites de cet objectif, peut-être parce que partie trop tôt. Son terrain de conquête - la gauche non communiste et l’écologie - reste très propice à des mouvements ultimes de campagne.
Chronologiquement, la seconde liste qui a cherché à s’installer dans une logique de conquête est celle de François Bayrou, après la démission de Philippe Séguin. Mais le phénomène de dynamique enregistré fin avril a été de courte durée, faute d’espace politique. Bruno Mégret lui aussi a essayé de partir à la conquête du capital électoral de Jean-Marie. La logique légitimiste semble l’emporter sur celle de la dynamique de dissidence.
Aujourd’hui dans la dernière ligne droite, deux listes tentent la conquête. La liste d’Arlette Laguiller, qui cherche à remettre en cause le monopole du PCF sur le territoire de la gauche "radicale". Enfin, la liste Pasqua-Villiers dont l’objectif est de déplacer le centre de gravité idéologique de la droite vers le "souverainisme".
Les autres listes semblent aujourd’hui plus en position défensive : préserver leur territoire électoral constitue leur premier objectif. C’est le cas à gauche du PC et du PS et à droite de la liste RPR-DL.
E .D.
Dans cette problématique, n’oublions pas liste des chasseurs, vrais agresseurs dans différentes acceptions du terme, et qui ne sont pas pour rien dans la façon dont Cohn-Bendit a été obligé de réorienter sa campagne. En effet, la grosse surprise peut venir de la liste Pasqua et une autre surprise, de moindre importance, pourrait concerner la liste d’extrême gauche dans la mesure où le drapeau communiste est au moins autant porté par cette liste que par la celle de Robert Hue.
L’ensemble des petites listes dans un scrutin qui risque d’être caractérisé par un fort taux d’abstention peut faire un résultat assez impressionnant. La première de ces petites listes peut être la liste d’Arlette Laguiller et d’Alain Krivine, si elle parvenait à obtenir 6 ou 7%. Le scrutin européen du 13 juin peut être la première manifestation de l’émergence, au plan électoral, d’un "néo-gauchisme" qui s’est manifesté, dans la dernière période par des mobilisations militantes autour des "sans papiers", des "sans logis" et qui est porté par un réel courant intellectuel.
Toujours à propos des petites listes, je n'exclue pas un résultat assez impressionnant de la liste CNPT compte tenu du côté catégoriel et limité de leur influence : obtenir au niveau national environ 4 % signifie faire un véritable "carton " dans certaines régions comme le Sud-Ouest. On peut également imaginer que des listes très marginales du style de "moins d’impôts maintenant " ou la liste en faveur de la semaine de quatre jours de Pierre Larrouturou recueillent, dans un contexte d’apathie assez largement partagé, un score non infinitésimal.