Intentions de vote : que mesurent les instituts de sondage ?
Pierre Giacometti, directeur général d'Ipsos, propose dans un article pour le Dictionnaire du vote (*) que nous reprenons, une analyse méthodologique des intentions de vote. Pour mieux comprendre ce que mesurent les sondages pré-électoraux...
Les intentions de vote correspondent à la mesure, avant une élection, de la disposition d'esprit électorale de la population concernée. Dans le vocabulaire courant, le terme "intention" désigne un dessein ferme comme un projet non définitif. Cette indétermination lexicale laisse entendre l'ambiguïté de l'utilisation sociale de l'instrument. En tant que technique de recueil des préférences politiques non structurées des électeurs, l'intention de vote peut être comprise comme "une photographie" de l'opinion à un moment donné. Elle est peut être mesurée plusieurs mois, voire plusieurs années avant le scrutin ou la veille de celui-ci. Elle ne peut être considérée comme un pronostic ou une prévision. Cependant, l'intention de vote est considérée également comme une information stratégique par les acteurs du jeu politique. L'écart entre la constitution d'un instrument et son usage social renvoie à la précarité de toute tentative de mesure de l'opinion et à la nécessaire acceptation de celle-ci.
Une technique de connaissance de l'opinion
L'existence des intentions de vote s'inscrit dans une histoire sociale. Si le désir de connaître l'opinion du peuple semble aussi ancien que la volonté de légitimation du pouvoir, l'idée de mesurer le vote avant que ce dernier n'ait lieu se développe aux Etats-Unis au dix-neuvième siècle. L'année 1824 voit apparaître les premiers "votes de paille", c'est-à-dire le processus consistant à proposer le recueil non codifié des opinions individuelles par la presse, au moyen de bulletins paraissant dans les journaux, de courriers ou de démarchage. Un siècle plus tard, la question de la méthode utilisée et de la représentativité de la population interrogée est posée de manière décisive, au milieu des années 1930, par les pères de l'enquête d'opinion moderne, Elmo Roper et surtout George Gallup. Les questions fermées sont préférées aux questions ouvertes. L'opinion du public n'est pas ainsi directement mesurée. La réalité sociale doit être construite au moyen de variables susceptibles d'agir sur la production des opinions et permettant d'étendre l'éventail de la population interrogée. Episode resté célèbre, l'élection présidentielle de 1936 apporte la preuve de la qualité supérieure de la mesure des intentions de vote au moyen d'enquêtes d'opinion fondées sur l'échantillonnage. Fort de ses vingt millions de bulletins envoyés, le Literary Digest donne Alf Landon gagnant, quand l'American institute of public opinion de Gallup prévoit l'élection de Franklin D. Roosevelt en interrogeant cinq-cents personnes seulement.
L'importation et la diffusion des techniques d'enquêtes d'opinion en France sont laborieuses. A la fin des années 1930, elle est menée sous l'impulsion des précurseurs Alfred Max et Jean Stoetzel, avec la création en 1938 du premier institut français, l'Ifop (Institut français d'opinion publique). Les difficultés d'implantation et le retard pris par la France s'expliquent davantage par l'impréparation du public et, surtout, du champ politique à la réception de cet outil, que par des considérations techniques. La mesure des intentions de vote ne se développe réellement qu'avec la Cinquième République. L'élection directe du président de la République en 1965, l'émergence de la communication politique, le poids croissant joué par les médias audiovisuels contribuent à augmenter l'intérêt d'un public fort diversifié. Aujourd'hui, la production des intentions de vote durant une campagne électorale s'est généralisée de par le monde, elle s'est même répandue de façon plus ou moins heureuse à des pays dont les structures économiques et démocratiques restent fragiles. / Téléphone
Face-à-face | Téléphone | |
Points positifs | Rapprochement symbolique avec les conditions du vote | Qualité de l’échantillonnage |
Rapidité | ||
confort du choix ">Confort du choix de l'interviewé | Anonymat créé par la distance | |
Points négatifs | Lenteur | Utilisation complexe quand l'offre électorale est multipliée |
Limitation du nombre de points d'enquête | ||
Accès différencié au territoire | Réticences face à l'outil | |
Réticences face à l'outil |
Si la technique du face-à-face tend à se rapprocher symboliquement de l'acte électoral, en utilisant par exemple une urne, les pesanteurs techniques de son utilisation expliquent le développement de l'entretien par téléphone. A la limitation du nombre de points d'enquêtes s'ajoutent les réticences des enquêteurs à investir certains territoires urbains et leurs difficultés, de plus en plus avérées, à franchir la barrière du digicode et à pénétrer dans les foyers. Le téléphone contribuerait paradoxalement à créer une distance en soustrayant la personne interrogée aux réactions directes de l'enquêteur. Mesurer une intention de vote, c'est, enfin, traiter une donnée brute issue d'un échantillon représentatif de l'électorat considéré. En France, à la différence de la plupart des pratiques d'origine anglo-saxonne, l'échantillonnage est élaboré selon la méthode des quotas, le plus souvent, le sexe, l'âge, la profession du chef de famille, la catégorie d'agglomération et la région d'habitation. Les intentions de vote sont confrontées à une série de questions, posées au moment de l'enquête, relatives au parcours électoral passé de la personne interrogée, à la fermeté de son choix, à la certitude d'aller voter, à l'existence éventuelle d'un second choix, à son souhait de victoire. Des questions plus qualitatives liées au climat de campagne (intérêt pour le scrutin, attitude vis-à-vis du pouvoir en place et de l'opposition, souhait et pronostic de victoire) constituent des indices indispensables pour conforter ou nuancer les tendances issues de la mesure brute d'intentions de vote. Les résultats obtenus par les acteurs politiques lors des dernières consultations électorales ou lors de scrutins de même type, ainsi que les écarts observés alors avec les intentions de vote sont pris en compte. A la pondération politique des données brutes s'ajoute le filtrage des réponses fournies en fonction de la certitude du vote et de la fermeté du choix. L'intention de vote est alors comprise comme une indication plus ou moins élastique en fonction des électorats. En France, les techniques employées sont assez semblables d'un institut d'études à l'autre, mais les différentes variables peuvent se voir accorder une importance inégale.
La pratique sociale d'un instrument
Les intentions de vote sont commandées, analysées et discutées par un public composite d'acteurs politiques, médiatiques et scientifiques. Dans le débat parfois agité sur ce sujet, on peut distinguer les interrogations relatives à la fonction des intentions de vote de celles portant sur leur nature. Dans le premier cas, l'influence des sondages dans le système politique a été assimilée, de façon plus ou moins systématique, à une "pollution de la démocratie". Les intentions de vote fourniraient des suppléants à la crise du système classique de représentation, dont elles précipiteraient également le déclin. Cette objection traditionnelle doit être confrontée aux différents usages sociaux de l'instrument. Les sondages d'intention de vote influenceraient d'abord l'électeur, et par conséquent le vote lui-même. L'effet bandwagon, c'est-à-dire la préférence accordée au favori d'une enquête d'opinion, est particulièrement relevé. Pourtant, les études universitaires, (à la suite de l'américain Paul Lazarsfeld), n'apportent pas de conclusions définitives à cet égard. L'effet underdog, à savoir la mobilisation en faveur du candidat le moins bien placé dans les enquêtes, rend problématique la mesure de l'influence des études d'intentions de vote sur l'opinion elle-même. L'électeur stratège, calculateur et informé, existe pourtant. L'arrivée en tête de Lionel Jospin, lors du premier tour de l'élection présidentielle de 1995, a pu être partiellement comprise comme la réaction d'une partie de l'électorat à la crainte alimentée par les enquêtes d'opinion de voir la gauche absente du second tour. Si elle est complexe dans son identification et la mesure de son intensité, l'influence de la publication des intentions de vote sur le citoyen ne saurait donc être niée. Cependant, la réactivité et le niveau d'intérêt de l'électeur vis-à-vis de cette information sont sans comparaison avec son utilisation par la fraction la plus mobilisée du champ politique. Leur réception et leur interprétation par les candidats et les états-majors entrent dans la définition des stratégies politiques. Les sondages se présentent comme autant de points de repères au sein d'un processus concurrentiel et médiatisé, dont le contrôle échappe largement aux politiques. Les intentions de vote peuvent affecter la mobilisation partisane. Elles constituent un élément souvent décisif du moral du candidat et de sa crédibilité vis-à-vis de ses proches comme de ses adversaires. L'influence des sondages sur les médias peut être observée à travers l'importance prise par le commentaire des intentions de vote, par leur influence sur les choix d'interview. Une certaine banalisation de la pratique sociale des enquêtes électorales peut cependant être observée. La réalisation de ces sondages tend de plus en plus à être acceptée et intégrée dans l'esprit et les comportements des candidats comme des électeurs. Cette évolution de long terme s'inscrit, comme l'analyse Bernard Manin (1995), dans la mise en place d'une démocratie du public caractérisée par la non-coïncidence entre opinion publique et expression électorale, et par l'affaiblissement des partis politiques en tant que relais traditionnel et lieu de débats. La tendance de la classe politique à critiquer les intentions de vote, à remettre en cause la fiabilité de la technique comme de leurs émetteurs - tout en continuant à commander des sondages - est révélatrice de l'évolution contrastée du niveau d'acceptation de l'outil. En France, l'interdiction de rendre publiques des intentions de vote dans la semaine qui précède chaque tour de scrutin, depuis la loi du 19 juillet 1977, est sur le point d'être reconsidérée. Face aux tentatives de limitation de la diffusion des intentions de vote, les instituts d'étude répondent en faisant valoir leur neutralité vis-à-vis des pouvoirs en place et le rôle joué par les sondages dans la représentation quasi directe de la société à elle-même.
Le second débat relatif aux intentions de vote porte sur leur prétention à saisir l'état d'esprit de l'électorat préalablement à un scrutin. Différentes objections peuvent être distinguées. La critique la plus radicale dénonce la fabrique d'une opinion publique dont l'existence en tant que structure sociale est loin d'être avérée (Bourdieu P., 1973 ; Champagne P., 1990). Pourtant, il semble difficile de soutenir que l'interrogation relative au scrutin est créée par le sondeur ou le commanditaire du sondage. L'acte de vote est profondément ancré dans la culture démocratique et le questionnement qui lui est relatif ne semble pas nécessiter la possession d'une compétence politique ou langagière particulièrement aiguë. De façon plus répandue, politiques, journalistes, experts et chercheurs font souvent valoir le caractère imparfait, voire très aléatoire du caractère prédictif des sondages d'intention de vote (Le Gall, 1999). Les enquêtes préalables au premier tour de l'élection présidentielle de 1995, ou aux élections régionales de 1998, témoignent en effet d'un décalage réel entre les dernières enquêtes portant sur les intentions de vote réalisées par les instituts et le résultat du scrutin. Loin d'être réfuté, ce constat peut être endossé au profit d'une pédagogie de l'instrument pratiqué. Les sondages d'intention de vote éclairent un état d'esprit propre au moment où l'enquête est réalisée. Leur vocation première est de décrire des tendances. Le malentendu provient en fait des attentes souvent exorbitantes placées dans un instrument par essence précaire. La mesure d'intentions est trop souvent évaluée en fonction de sa seule capacité à donner "une bonne prévision" du score de chaque force politique, parfois avec un niveau d'exigence qui nie le principe de l'instabilité inhérente de l'outil statistique. Elles s'expliquent à la fois par le souci de réassurance face à l'incertitude intrinsèque de l'acte électoral, par l'impression diffuse que les sondages fournissent des balises face aux transformations du champ politique, et par la généralisation de la quantification de la performance sociale. Or, la mesure d'une intention de vote ne saurait être confondue avec des instruments statistiques fondés sur des observations objectives telles que l'évaluation du niveau de chômage, du cours de la bourse ou de l'inflation. C'est, "malheureusement", la seule mesure publique issue d'un sondage, qui connaît la sanction du "réel". Avant même d'être échantillonnée, redressée, filtrée, une enquête d'opinion repose sur le déclaratif. La multiplication du nombre de personnes interrogées, l'utilisation de techniques alternatives ne modifieraient pas le fait que le sondage s'appuie sur une relation de confiance. Le niveau d'exigence excessif que les acteurs du jeu politique accordent à l'intention de vote explique leurs difficultés à accepter la notion de marge probabiliste d'approximation. A la différence de la mesure d'audience de la télévision, l'existence même d'une multiplicité de mesures divergentes, du fait de la concurrence des instituts d'étude, est utilisée comme argument pour mettre en cause la crédibilité de l'outil. Or, c'est la diversité des données issues de cette multiplicité de mesures qui illustre la nature instable de l'instrument. Six sondages d'intentions de vote menés simultanément par le même institut au même moment, à partir d'un dispositif parfaitement identique, ont peu de chances de donner exactement le même résultat. La mesure de l'intention de vote est aussi victime du succès des estimations. Les résultats des estimations réalisées en France au soir des élections ont contribué à créditer le principe de prévision. Pourtant, l'outil d'estimation se fonde sur l'analyse de bulletins dépouillés, c'est-à-dire de comportements effectifs, et non sur une déclaration d'intention. L'exigence de la perfection de l'intention de vote repose également sur le réquisit naïf de l'acceptation de ses règles par l'unanimité des personnes interrogées. Un individu est heureusement libre de ne pas jouer le jeu, d'être incertain, de ne pas répondre à l'enquêteur, de lui mentir, ou d'être sincère mais de changer d'avis ensuite. Les pondérations ou les filtres ne sauraient masquer le fait que certaines personnes déclarent le samedi avoir fait un choix définitif et être sûres d'aller voter, et s'abstiennent le dimanche ou choisissent un autre candidat. Ces considérations fondamentales étant posées, il est effectivement possible d'observer que depuis quelques années, les intentions de vote tendent plus fréquemment à s'éloigner du résultat futur des élections. Les facteurs de cette évolution sont nombreux. Peuvent être cités la progression de la mobilité électorale comme une plus grande propension à l'abstention, le caractère flottant de la mobilisation des électeurs, l'érosion des déterminants du vote tels que l'attachement partisan et idéologique, la sinuosité croissante des itinéraires électoraux. Le développement de la mobilité partisane et la régression de la lisibilité de l'offre politique avec l'apparition de nouvelles forces dont l'historique est incertain, sont également à l'origine de ces difficultés croissantes. A la progression des refus de répondre aux enquêtes et aux effets de normes biens connus - surestimation de la participation et sous-estimation du vote aux extrêmes - s'ajoute la difficulté à établir une intention de vote quand la mémoire électorale est moins aiguisée, quand la fidélité partisane est attaquée, quand la moitié des personnes interrogées déclare ne pas être sûre d'aller voter, ou quand la mobilisation envers un candidat s'effectue de plus en plus tardivement. Le pari que les électeurs reconstituent correctement leur itinéraire électoral s'avère de plus en plus risqué. L'embarras traditionnel face aux votes pour les extrêmes se reporte sur les forces centrales du jeu politique. La faible structuration du vote, la perte de mémoire électorale, le potentiel d'indécision sont plus marqués au centre de l'échiquier politique, parmi les franges les plus modérées de l'électorat.
Les difficultés récentes des mesures d'intention de vote à saisir les variations de l'électorat, les débats nationaux sur l'évolution de la législation mais aussi les résistances persistantes à la progression d'une pédagogie de l'instrument peuvent laisser penser que la création d'un statut de l'intention de vote serait bienvenue. Une telle labélisation ne passe pas nécessairement par la loi mais plutôt par la mise en commun des expériences et des usages entre praticiens. A cet égard, certaines prescriptions relatives à l'utilisation des intentions de vote peuvent être suggérées. La concentration sur les données brutes et non redressées est susceptible de mieux cerner les évolutions, même si celles-ci ne sont pas publiables. Une progression de deux points se doit par exemple d'être confirmée par les vagues d'enquêtes suivantes ou par celles d'autres instituts. Bref, une démystification de l'intention de vote semble fournir paradoxalement la meilleure garantie de sa pérennité. L'acceptation modeste d'une certaine précarité de l'instrument peut alors révéler son utilité irremplaçable dans l'analyse politologique de l'élection. La multiplication des sondages d'intention de vote, l'accumulation empirique des résultats d'enquête, la constitution d'une série de relevés constituent à cet égard la meilleure façon de contourner les faiblesses de l'instrument. A l'exemple resté fameux du basculement Chirac/Balladur au lendemain du meeting de la Porte de Versailles du 23 février 1995, le suivi régulier des intentions de vote suffisamment longtemps avant une élection permet de repérer dans le temps les (non) évolutions d'une campagne, les (non) événements déterminants, la cristallisation soudaine, progressive ou inexistante de tel ou tel électorat, et les logiques de conquête ou de repli au sein de l'offre. Les intentions constituent ainsi un outil précieux de compréhension des rapports mouvementés des électeurs à la politique.
Fiche technique :
(*) : Dictionnaire du vote (Perrineau et Reynié dir.), réunissant 170 auteurs pour 400 contributions sur le vote (sociologie, droit public et privé, histoire, économie, modèles mathématiques, anthropologie, statistiques, théories politiques).Paris, Presses Universitaires de France, 997 p.
Bibliographie
- Blondiaux L., La Fabrique de l'opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998.
- Bourdieu P., L'opinion publique n'existe pas, Les Temps modernes, n° 318, 1973, pp. 1292-1309.
- Boy D., Chiche J., La qualité des enquêtes d'intentions de vote : le cas des régionales de 1998.
- Brûlé M., L'Empire des sondages, Paris, Robert Laffont, 1998.
- Champagne P., Faire l'opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Minuit, 1990.
- Dupin E., Oui Non Sans opinion, 50 ans de sondages IFOP, Paris, Inter-Éditions, 1990.
- Le Gall G., in L'Hebdo des socialistes, 2 juillet 1999. - Manin B., Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Levy, 1995.