Jean-Pierre Chevènement : les raisons et les limites d''une percée
Dans un article du Figaro que nous reproduisons, Pierre Giacometti, directeur général d''Ipsos, analyse les enseignements de la pré-campagne présidentielle. Première partie, l''examen des raisons et des limites de la percée de Jean-Pierre Chevènement dans les enquêtes d''intentions de vote.
Incontestable, la percée de Jean-Pierre Chevènement dans les sondages pré-électoraux est devenue l'un des faits politiques importants de la pré-campagne présidentielle. Depuis le début du mois de septembre, moment choisi pour déclarer officiellement sa candidature, son parcours, associé à une actualité et à un environnement politique favorables, consolident sa démarche, sans bien sûr garantir sa traduction électorale. La "vraie" campagne et son issue dans cinq mois sont en effet encore bien lointains pour une majorité de Français.
Pour autant, il y aurait quelque risque à le considérer comme un simple effet de mode. Très vite reléguée au second plan de l'actualité après les attentats du 11 septembre, la déclaration de candidature du leader du mouvement des citoyens mérite qu'on s'y attarde. Elle est le premier épisode d'une séquence de bientôt trois mois, qui ressemble à un parcours sans faute. La brève allocution prononcée le 4 septembre depuis la mairie de Belfort en dit beaucoup sur la suite et sur les raisons de la percée. Quelques jours après l'épisode traditionnel et vieillissant des universités d'été, on découvre un Jean-Pierre Chevènement annonçant brièvement sa décision personnelle d'aller au devant des Français, non pas pour mener la campagne des souverainistes de gauche, non pas au nom de la sacro-sainte obligation qui veut qu'une formation politique, pour exister, se doive d'être présente dans la compétition présidentielle, mais tout simplement pour être élu président de la République. Loin des partis, dans une démarche solitaire aux accents gaullistes, il évoque, dans un savant mélange capteur de diversités politiques, les ravages "d'une mondialisation sans règles", de la "dictature des marchés financiers" et la nécessité de ne pas voir la France "disparaître".
La lecture de sa progression en termes d'intentions de vote doit ensuite s'appuyer sur la prise en compte d'un agenda particulièrement favorable : un meeting réussi à Vincennes, une actualité internationale "porteuse", les difficultés de ceux qui comme lui ont décidé de se lancer au plus tôt dans la bataille, un climat économique tourmenté et enfin une cohabitation usante pour ses principaux acteurs.
Le cumul des enquêtes d'intentions de vote réalisées par Ipsos en octobre et novembre, comme l'atteste le tableau, permet d'approcher avec précision le profil des Français qui déclarent avoir l'intention de voter au premier tour pour le député-maire de Belfort. La première caractéristique réside bien dans son exceptionnelle diversité politique. Pour atteindre en moyenne 11% des intentions de vote, Jean-Pierre Chevènement recrute son soutien sur l'ensemble du spectre électoral. Il attire ainsi 15% des sympathisants socialistes, 8% de l'électorat Vert, et capte une très petite partie des Français proches du parti communiste (6%) ou de l'extrême gauche (3%). Parallèlement, il parvient à séduire également à droite. Chevènement mord sur 23% de sympathisants désorientés du RPF, sur une frange non négligeable de ceux de DL (13%) et de l'UDF (10%), et à un moindre degré plus sur l'électorat RPR (7%). Cette capacité d'attraction momentanée explique aussi pour partie les difficultés de François Bayrou et d'Alain Madelin. Ces électeurs-là sont aujourd'hui peu soucieux du passé politique de Jean-Pierre Chevènement, acteur du congrès d'Epinay qui officialisera la création du PS en 1971. Il a pour l'instant gagné la bataille de la troisième voie, celle qui veut renvoyer dos-à-dos le président de la République et le Premier ministre.
Si l'on y ajoute les intentions de vote de 6% des proches du FN et du MNR et les 16% des électeurs dépourvus de toute sympathie partisane, on constate que Chevènement est aujourd'hui le seul, avec Chirac et Jospin, à recruter sur l'intégralité du spectre politique. Il y a bien là un singulier phénomène d'attraction autour de sa personne. Ce capital renvoie d'ailleurs à son exceptionnelle popularité à droite, insolite au regard de son parcours politique. Selon la dernière vague du baromètre Ipsos-Le Point, Chevènement est aujourd'hui devenu la personnalité politique la plus appréciée des sympathisants de la droite parlementaire.
En faisant voler en éclat cette ligne de clivage, la percée de Jean-Pierre Chevènement illustre l'affaiblissement des réflexes politiques traditionnels. Les premières tendances observées en ce qui concerne les reports de voix potentiels au second tour confirment cette diversité. 46% de ses électeurs potentiels choisissent Lionel Jospin quand 34% optent pour le président. Un sur cinq refuse de choisir.
La largeur et l'éclectisme du spectre électoral contraste toutefois avec le profil sociodémographique, très marqué, de ses soutiens. Son électorat potentiel est pour l'instant plutôt masculin, âgé et aisé. Il ressemble aux contours traditionnels d'un électorat de droite " bon teint ". La variable générationnelle, particulièrement nette - 70% de ses électeurs ont plus de 45 ans - coïncide en effet avec une structure droitière des profils socioprofessionnels. Chevènement enregistre ses meilleurs scores auprès des artisans, commerçants et chefs d'entreprise (16% d'intention de vote) et chez les cadres supérieurs (16% également). Parmi ces cadres supérieurs, on note la sur-représentation des professeurs, ingénieurs et des cadres de la fonction publique. Parallèlement, il est davantage soutenu dans les foyers disposant de hauts revenus et parmi les classes moyennes aisées qu'au sein des milieux sociaux populaires ou modestes. A travers ce marquage sociologique, il y a le signe d'un auditoire plus " civique " que la moyenne, votant plus souvent, s'informant régulièrement, continuant à s'intéresser à la politique et à la chose publique. Il en souligne aussi la limite. La faiblesse de sa capacité d'attraction chez les moins de 35 ans reste à terme un handicap, s'il prétend progresser encore.
Plus significatif peut-être, le peu d'écho rencontré au sein des milieux populaires. Le discours peine aujourd'hui à retenir l'attention de milieux sociaux dont l'intérêt pour les débats politiques de fond décroît et qui trouveront dans des figures plus contestataires une expression conforme à leurs attentes. Cette faiblesse contraste avec la forte capacité d'attraction dont pourrait par exemple une nouvelle fois profiter Jean-Marie Le Pen au sein de catégories sociales encore marquées par la crise et les difficultés économiques et sociales.
Au-delà des limites sociologiques, on ne peut non plus négliger le risque de brouillage idéologique dans la phase la plus active de la campagne. Il n'est pas acquis que tous ceux qui sont aujourd'hui tentés par le vote Chevènement se laissent séduire par une attitude hostile à l'égard de l'euro. Enfin, le député-maire de Belfort sera lui aussi soumis à la pression du vote utile si jamais ses soutiens de gauche (aujourd'hui 18% des électeurs ayant voté PS aux législatives) perçoivent un trop grand risque de concurrence avec le Premier ministre. Les réflexes de reclassement à gauche seront aussi possibles à droite, une fois l'offre électorale clarifiée et la dynamique de campagne enclenchée. Mais ces mécaniques traditionnelles qui structurent le comportement électoral ne vont pas de soi, elles ne peuvent, à elles seules, apaiser les inquiétudes de ceux qui subissent les effets de cette percée. La poursuite de la tendance se joue sans doute dans la construction de la " demande " des Français sur cette élection.
Depuis 1981, la France a connu six fois l'alternance. Pendant cette période, le système des partis a été marqué par l'émergence de forces nouvelles ou régénérées, comme le Front National ou l'écologie. Des personnalités atypiques comme Bernard Tapie ou Daniel Cohn-Bendit, sont parvenues ponctuellement à mettre en évidence les faiblesses de l'offre politique. Mais jamais ces expressions n'ont durablement incarné une nouvelle alternative, légitime pour gouverner. L'avenir électoral de Jean-Pierre Chevènement dépend aussi de la capacité des deux favoris actuels de l'élection présidentielle, tous deux au pouvoir depuis sept et cinq ans, à bien montrer qu'ils sont porteurs de changement et à se protéger contre le risque d'être identifiés comme les premiers représentants d'un système politique affaibli.