Jospin doit-il changer ?

Ipsos a réalisé pour Le Point une enquête qualitative par réunions de groupe auprès d'électeurs de Lionel Jospin : leurs attentes, leurs espoirs, leurs interrogations ; leurs visions de Jospin en tant qu'homme, Premier ministre, ou adversaire de Jacques Chirac.

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  • Jean-François Doridot Directeur Général Public Affairs
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Lionel Jospin : l'homme.

Avant 1995, le parcours politique de L. Jospin reste globalement mal connu. Ce sont avant tout les qualités dont il a fait preuve en tant que Premier ministre qui rejaillissent sur le passé de l'homme Jospin. On le voit travailleur et honnête, traits d'image classiquement accolés au Premier ministre, un peu terne et " sans chaleur ". L. Jospin fait figure d'homme réservé, voire secret, et certains regrettent sa gestion des révélations concernant son passé trotskiste : " le trotskisme, il aurait dû le dire tout de suite et assumer ", d'autres s'en moquent " trotskisme, je sais pas ce que c'est ".

On ne sait que finalement peu de chose de l'homme Jospin et de ses actions, certes il a été ministre de l'Education, chef de courant au Parti socialiste, certains électeurs se souviennent de ses passes d'armes avec L. Fabius, et on l'oppose volontiers aux " barons " du mitterrandisme (J. Lang, L. Fabius, P. Mauroy, etc.). Mais on se rappelle surtout le " droit d'inventaire " réclamé au sujet de la période Mitterrand. Une certaine ambiguïté ressort de ces propos : L. Jospin est à la fois dans et hors du sérail mitterrandien, on l'y relie tout en l'en distinguant.

Ayant gravité dans l'ombre des " grandes écoles ", fréquenté plus ou moins les arcanes du mitterrandisme et les couloirs de la rue de Solférino, L. Jospin garde une image quelque peu éloignée du quotidien de ses électeurs et que ses attributs de Premier ministre " austère ", " sans fantaisie ", " trop classique ", ne contribuent guère à combler. Ceci dit, la " raideur " de l'homme Jospin n'empêche pas l'attirance, loin de là : L. Jospin, un homme qui ne se livre pas facilement mais qui gagne à être connu.

D'ailleurs lorsqu'on l'imagine en autre chose qu'en homme politique, on ne le voit ni patron de bar, ni agriculteur, mais plutôt notaire ou professeur de mathématiques " aimé de ses élèves ", le manque de chaleur qu'on lui reproche n'excluant pas la sympathie : " malgré son apparence, replié sur lui-même, on peut l'imaginer convivial ".

Au niveau des projections imaginales, le portrait chinois de L. Jospin est particulièrement révélateur. On l'identifie à une fourmi travailleuse, à un quadrupède domestique de labeur (" un cheval de trait laborieux "). Une musique classique de type requiem le représenterait assez bien, à l'inverse de J. Chirac qui fait plus " symphonique et rythmé " pour les uns, voire " rock " pour certains.

Seule la présidentielle de 1995 a permis la véritable découverte de L. Jospin. A Paris comme à Lille, on le voit en remplaçant d'un J. Delors qui, lui, avait une vraie chance de battre le candidat de droite. Il fait figure de challenger compétent, de " candidat qui passe pas trop mal ".

L'homme politique : L. Jospin, Premier ministre

Si les électeurs rencontrés ne nourrissaient guère d'espoirs quant aux chances du candidat Jospin lors de la Présidentielle de 1995, face à la " machine " Chirac, L. Jospin s'est ensuite imposé - par défaut pour certains - comme " le " leader incontestable de la Gauche plurielle et c'est tout " naturellement " que le Président l'a appelé après la dissolution-échec de 1997. Le temps passant et les actions du gouvernement se précisant, L. Jospin en vient petit à petit à se débarrasser de son image de " successeur de François Mitterrand ", en traçant pas à pas son sillon.

On reconnaît à L. Jospin de nombreux mérites en tant que Premier ministre. Outre le fait qu'il dure depuis longtemps déjà, on lui attribue de multiples réalisations qui cependant suscitent quelques doutes. La baisse du chômage arrive au premier rang, même si certains évoquent une conjoncture favorable. Les 35 heures sont bien évidemment abordées mais on s'interroge sur leur application dans les PME-PMI. On cite les emplois-jeunes même si on imagine mal " l'après ". On parle également de l'euro, de la CMU, des baisses d'impôts, de la fin de la vignette, et surtout de la Corse, dossier sur lequel le Premier ministre a " ouvert le dialogue ". Corollaire de son image d'intégrité, les électeurs évoquent la transparence de la Justice qu'ils trouvent plus importante qu'avant.

Bref, L. Jospin a fait " beaucoup de choses ". De ces réalisations se dégage l'image d'un Premier ministre qui cherche des solutions, qui travaille avec une équipe, qui a œuvré. Cependant, on reconnaît quand même des manques à l'action de L. Jospin. La plupart des électeurs notent un relatif essoufflement qu'ils datent des dernières élections municipales : " Jospin a perdu plein de villes ", " il a du mal à raccrocher, à trouver un second souffle ", " il a cru que la France c'était Paris ".

Bref, L. Jospin dispose d'un bilan positif mais semble quelque peu en manque d'inspiration pour affronter les mois à venir que tous les électeurs jugent déterminant tant aux niveau des dossiers à traiter qu'au vu des échéances électorales. Malgré cela, auprès de son socle électoral, le Premier ministre dispose toujours d'une véritable force d'attraction qui est loin d'être érodée.

Si l'on continue à soutenir Jospin, c'est avant tout par conviction : il est le seul représentant de la Gauche plurielle, ses qualités renvoient aux idées qu'affichent ses électeurs sur la politique (transparence, rigueur, refus des batailles stériles). On se trouve ici dans un cas de figure différent de celui de J. Chirac qui, lors de l'enquête qualitative Ipsos réalisée pour Le Point en août 1999, entretenait avec ses supporters résolus des liens presque dépolitisés, sentimentaux, dépourvus de mémoire politique majeure.

En effet, les électeurs de L. Jospin sont lucides et nuancés : le Premier ministre a réussi mais la conjoncture a joué en sa faveur. Il a donné une image positive de la politique mais l'intégrité et la transparence ne suffiront pas toujours, dit-on.Dans l'esprit des supporters, le Premier ministre sera bel et bien candidat à la prochaine Présidentielle, cela ne fait aucun doute. Il dispose d'un bilan honorable mais tous s'accordent sur le fait qu'il doit " changer de braquet " pour faire face dans les mois à venir. Parfois ses électeurs doutent le trouvant trop prudent à l'image du débat sur les rave-parties : " là, c'était un pas en avant, un pas en arrière ".

L. Jospin et J. Chirac : confrontation.

De l'avis général, L. Jospin est un homme de dossiers. Les chiffres et le papier prédominent sur l'incarnation. La capacité de travail, la compétence s'avèrent nécessaires mais pas suffisantes face à un adversaire jouant à plein la carte de l'aisance relationnelle et de la séduction. Concernant l'incarnation de la France à l'étranger L. Jospin souffre toujours, pour ses supporters, d'un problème de charisme, qui va au-delà de la pure compétence, ses électeurs opposant Beir Zeit à la colère de J. Chirac en Israël (" au niveau politique étrangère, Chirac a bossé, Jospin, lui, doit partir de zéro ").

Très prégnante, l'image de l'honnête homme, trait d'image positif, n'est pas sans effet pervers. Là où J. Chirac démontre une faiblesse humaine mais aussi un métier politique, la permanence de ce trait fort de la personnalité du Premier ministre tend paradoxalement à fissurer sa stature, et peut même révéler une insuffisance et une faiblesse. En effet, l'affirmation d'intégrité semble non seulement étrangère au sérail politique (il y a toujours un doute) mais peut aussi receler une faille dans la capacité à mener un combat présidentiel demandant une " ruse politicienne " avérée. L. Jospin est auréolé d'intégrité, mais ses électeurs lui reprochent un manque de visée stratégique purement politicienne, en somme d'être moins un " animal politique " que J. Chirac.

Le Premier ministre peut se prévaloir d'un bilan basé sur un contrat de législature, le " faire ce qu'on dit, dire ce que l'on fait " jouant en faveur d'une certaine lisibilité de son action. Cependant demeurent toujours un sentiment d'inachevé et une certaine incertitude sur la pérennité des résultats obtenus dans un environnement " plus ou moins " maîtrisé. L'on assiste à une demande de " vision ", notion confuse qui regroupe à la fois mémoire, identification et anticipation. Quant à J. Chirac, on lui reproche d'avoir gouverné deux ans, " sur le mensonge de la fracture sociale ", mais les électeurs de L. Jospin admettent sans conteste qu'il a véritablement présidé pendant 5 ans. De ce fait, il incarne nettement plus que le Premier ministre la réponse à une demande de vision, dépassant " le monde des dossiers ".

Quant à son gouvernement, " l'équipe Jospin ", là où l'isolement du Président apparaît comme inhérent à sa fonction en un temps de cohabitation, on perçoit le Premier ministre comme un chef qui se détache de son staff originel et perd de ce qui faisait son originalité et sa performance. Les équipiers de premier plan s'en vont (Chevènement, Strauss-Kahn, Aubry) et les remaniements laissent de marbre, voire dubitatifs. Il endosse aujourd'hui un leadership qui, s'il lui est crédité positivement (il prend de l'assurance), tend parfois à être considéré comme un isolement croissant de l'homme de pouvoir, sans équipe crédible.

Depuis la période 1995-1997, L. Jospin semble bien - trop bien - ancré dans un monde de références. Face à ces diverses références [temporelles (" Jospin 97 : le retour, la suite de 95 "), politiques, institutionnelles (l'homme de l'hémicycle), références du bilan] prévaut le sentiment général que le Premier ministre est un homme méritant, " arrivé " en persévérant, mais n'ayant pas encore aujourd'hui cette capacité naturelle et installée dans les mémoires à endosser l'habit présidentiel dont est en revanche crédité l'actuel occupant de l'Elysée. Trop collé aux notions de sérieux et de travail, il lui manque toujours ce qui fait un grand homme d'Etat : une vision et une autorité " naturelle ".

Quand J. Chirac est dans l'aisance de la représentation, L. Jospin, lui, semble dédié à l'effort permanent : il a travaillé pour devenir premier ministre et il lui faut encore et toujours travailler pour trouver un second souffle. En outre, ses supporters reconnaissent qu'à l'intérieur de son propre camp, il s'impose plus par défaut que par évidence dans le futur combat présidentiel.

Quelles attentes?

L'homme: " fendre l'armure " vis à vis des Français et élargir le cercle de l'intimité

Il apparaît évident que L. Jospin garde un problème d'intimité vis-à-vis de ces concitoyens et même avec ses électeurs. Son aspect professoral, son caractère de traceur de sillon peu loquace, l'enferment dans le rôle d'un homme de concepts et de dossiers, au cercle et au registre restreints, incitent peu à la franche cordialité. S'il détient un côté sympathique c'est celui de l'homme courageux, sur lequel on peut compter, mais qui se tient à l'écart. C'est également un homme perçu comme encore trop secret, introverti, crispé sur l'effort que lui impose la cohabitation (" il prend sur lui ").

Cette crispation, cette nervosité peuvent à la limite sous-tendre une faiblesse de caractère. On attend donc de L. Jospin qu'il affirme sa personnalité de présidentiable : parler à l'intimité des Français, affirmer fermeté vis à vis du rival Président. Somme toute, on souhaite qu'il affiche décontraction et assurance vis à vis de l'opinion, autorité vis à vis de ses détracteurs et qu'il sorte de son bureau et de la rationalité des dossiers, pour aller à la rencontre des Français et de leur subjectivité.

Toutefois, il est tout aussi évident que jouer la carte du serrage de mains sur les marchés apparaîtrait par trop surfait et imité, dans un registre où les supporters Jospin préfèrent encore l'original (J. Chirac) à la copie. C'est donc un exercice délicat que L. Jospin doit parfaire, sachant que de l'avis général " il lui reste du travail "

Le Premier ministre: l'action plus que les concepts et la réflexion (Répondre au quotidien, finaliser le travail commencé, préparer l'avenir)

Pour aborder la campagne présidentielle, L. Jospin doit également asseoir une légitimité d'homme d'Etat encore suspendue à son bilan. Etre crédible, c'est finaliser ce qui est commencé. Or les attentes exprimées unanimement montrent qu 'il y a urgence à envoyer des signaux aux français sur au moins trois dossiers:

Le quotidien, l'insécurité : un sentiment croissant, surtout concernant la petite délinquance et les " incivilités ". De l'avis général, c'est un exercice qui est difficile pour le Premier ministre, ce registre restant marqué à droite. On attend en effet fortement une responsabilisation des parents, par des mesures plus répressives que préventives, telles que la suspension des allocations familiales aux familles " à problèmes " ou le couvre-feu imposé aux mineurs. L'urgence d'un discours gouvernemental sur le thème " un délit une sanction " semble s'imposer à tous, on souhaite voir supprimer l'ordonnance de 1945.

Le moyen terme, les 35 heures, les emplois-jeunes : des dossiers commencés qu'il reste à finaliser

Faire passer la Fonction Publique et les PME-PMI aux 35 heures, en combattre les effets pervers, et lever les hypothèques pesant sur les Emplois-Jeunes, sont perçues comme des actions démontrant les bénéfices du programme engagé en 1997.

L'avenir, les retraites : agir, ne plus consulter, éviter le sentiment d'évitement

Un dossier qui doit répondre à l'incertitude voire l'inquiétude des Français, mais aussi démontrer la capacité de L. Jospin à faire face dans un dossier complexe. Le sentiment prévaut en effet que le Premier Ministre a jusqu'ici pratiqué une tactique d'évitement sur un thème qui risque d'empoisonner sa campagne. Sa crédibilité sur ce dossier est fortement en balance, d'autant plus pour un homme perçu comme un " trouveur de solutions techniques ".

Le politique: retravailler la cohésion de la majorité

Si à Lille, le rassemblement de la Gauche Plurielle derrière L. Jospin, semble quasiment acquis pour autant que celui-ci affirme sa crédibilité, à Paris en revanche on s'inquiète des soubresauts agitant la majorité, principalement du fait de l'ambiguïté croissante du positionnement des Verts. On attend de L. Jospin qu'il reconstruise la cohésion de sa majorité en vrai chef politique, alliant fermeté et persuasion.

Si le Premier ministre est apprécié, c'est avant tout pour son action politique, pour les dossiers qu'il traite : il a un bilan. Il engage toujours aussi peu d'affects autour de sa personne, il est cependant " en progrès ". Et pour ses supporters une chose est sûre, si le candidat Jospin veut remporter la Présidentielle, son rôle et son action de Premier ministre ne suffisent pas. Certes le chef du gouvernement a géré avec brio certains dossiers mais il lui en reste d'autres (sécurité, retraites, application des 35 heures…) qu'il doit impérativement traiter dès la rentrée si il veut ne pas décevoir. Certes, l'homme Jospin s'est transformé mais il doit encore changer pour faire face à la " Chirac attitude ".

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  • Jean-François Doridot Directeur Général Public Affairs

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