La fracture électorale
Les grands partis ne parviennent pas à mobiliser les jeunes et les milieux populaires. Pierre Giacometti, directeur général d'Ipsos, analyse la forte abstention qui a marqué le premier tour des législatives, sur la base du sondage Ipsos-Vizzavi réalisé le jour du vote.
Le premier tour de l'élection présidentielle avait confirmé la difficulté croissante pour les candidats ayant vocation à gouverner de mobiliser les jeunes générations et les milieux sociaux les plus populaires. Les deux protagonistes de la cohabitation enregistraient alors leurs meilleurs scores parmi les 60-69 ans pour Lionel Jospin et parmi les électeurs de plus de 70 ans pour le président sortant. Chirac et Jospin obtenaient des soutiens inférieurs à leur moyenne nationale chez les ouvriers, les employés et les professions intermédiaires. Moins d'un salarié sur trois portait ses suffrages sur le couple exécutif.
Le premier tour des élections législatives ne remet pas fondamentalement en cause cette tendance. Il confirme l'extrême difficulté pour le PS à résoudre la question de sa double assise, sociale et transgénérationnelle. Par rapport à 1997, la gauche modérée enregistre ses plus forts reculs parmi les classes d'âge centrales (les 25-45 ans), les ouvriers mais aussi les retraités. Parmi les personnes âgées, le PS ne recueille qu'à peine 20 % des voix, signe du divorce profond entre les anciennes générations et une gauche de gouvernement jugées insensible aux inquiétudes de ces générations dans le domaine de la sécurité.
La probable nouvelle majorité parlementaire UMP est confrontée au même enjeu. Il lui faut construire à l'avenir une formation de droite qui ne soit pas la représentation sociologique quasi exclusive des soutiens traditionnels de la droite française. « La France d'en bas » n'est pas seulement composée de retraités, de professions indépendantes et de cadres supérieurs. A l'image de la réussite sociologique du parti populaire de José Maria Aznar ou de celle de l'alliance de droite dirigée par Silvio Berlusconi, l'UMP a besoin, pour installer durablement son assise électorale, d'un socle sociologique à l'image de la diversité de la société française. Elle y est partiellement parvenue dimanche dernier.
L'examen de la sociologie du vote du premier tour indique en effet des évolutions significatives par rapport à 1997. Confrontée aux données de 1997, l'enquête réalisée par Ipsos à la sortie des bureaux montre des progressions importantes de la droite parlementaire chez les actifs et parmi les ouvriers. Le niveau de performance UMP est supérieur à celui du PS parmi les professions intermédiaires et les employés, et au sein de toutes les classes d'âge, exception faite des jeunes de moins de 25 ans. L'UMP fait quasiment jeu égal avec le PS chez les ouvriers et plus généralement le devance auprès des salariés du privé.
Dans la construction de la victoire de la droite, il y a également la réduction momentanée du niveau d'influence du Front national. Plus de 20 % des électeurs qui avaient voté pour Jean-Marie Le Pen lors du premier tour de l'élection présidentielle déclarent avoir voté pour un candidat de la droite parlementaire. Au-delà de l'effet traditionnel de notabilité qui joue en défaveur de l'extrême droite, ces électeurs sont sans doute ceux qui reviennent vers leur camp d'origine, rassurés par la nouvelle politique de sécurité engagée par le nouveau gouvernement. Mais la défection du vote salarié observée à gauche, singulièrement parmi les femmes, le succès du vote de protestation observée dans ces catégories lors du premier tour de l'élection présidentielle sonnent aussi comme un avertissement pour le nouveau pouvoir, confronté dans les années qui viennent au même risque d'usure et de désaffection.
La force de l'abstentionnisme en milieu populaire et parmi des générations qui ne sont plus seulement limitées aux électeurs âgés de moins de 25 ans témoigne de l'exceptionnelle distance prise par de nombreux citoyens à l'égard du vote. Nombre de ceux qui ont décidé de se rendre aux urnes le 5 mai ont répondu à une situation d'urgence. L'exception confirme ici la règle.
L'examen des itinéraires électoraux est également révélateur de l'état de déstructuration d'un système de partis à bout de souffle. Chacun des trois tours d'élection que nous avons connus depuis le mois d'avril s'est construit à partir de logiques électorales autonomes. Le seul élément de continuité entre le scrutin présidentiel et le premier tour des élections législatives réside dans la traduction de la relation au pouvoir vis-à-vis duquel nombre de Français ont exprimé leur défiance.
Ce scepticisme de l'opinion constitue bien le premier défi du nouveau premier ministre qu'une cote de popularité flatteuse ne saurait faire oublier. Après avoir confirmé à cinq reprises, de 1962 à 1978, les majorités de droite sortantes, les Français n'en finissent pas de renvoyer dans l'opposition les majorités qu'ils construisent depuis 1981. Leur lassitude électorale s'explique aussi par le sentiment qu'ils ont que les gouvernements successifs ont abouti aux mêmes échecs et qu'ils ne méritent donc pas d'être reconduits au pouvoir.