La "France d'en bas" juge Raffarin
Au lendemain des législatives, Ipsos a mené une enquête qualitative par réunions de groupes pour tenter de cerner l'état d'esprit de "la France d'en bas" vis-à-vis de l'action et des discours du Premier ministre et de son équipe. Cette enquête permet aussi de mesurer les attentes des Français à l'égard du projet initié par le nouveau gouvernement.
Les élections et le malaise
Tous les interrogés avouent un malaise. Malaise multiforme touchant à tous les aspects de leur vie quotidienne. Ainsi évoquent-ils longuement, tant à Lille qu’à Paris l’insécurité journalière. Electeurs de gauche ou de droite, ils craignent également pour leur emploi et les conditions de vie en découlant. La flexibilité et la mobilité accrue du travail les précarisent : "on a peur de perdre son boulot". Les licenciements délocalisations et autres restructurations de type Lu ou Moulinex laissent des souvenirs cuisants et anxiogènes : "demain ce pourrait être nous", "le travail, tout va à l’étranger". On ne sait plus trop à quel saint se vouer. Précarisés dans leur quotidien, dans leurs activités, les personnes rencontrées le sont aussi dans leur vie familiale et sentimentale, on craint pour la cohésion de son foyer, pour son couple. Du malaise au mal-être, le pas est vite franchi. Faute de repères, on s’interroge sur son avenir (quelle retraite, mais aussi quelle planète), sur celui de ses enfants, sur le mode qu’on laissera à sa descendance. On le voit, le malaise est prégnant, toute générations confondues.
Dans un tel contexte, la récente élection présidentielle a été vécue et analysée comme un "coup de semonce", "un coup de poing sur la table", "une sonnette d’alarme". la tonalité perçue est celle d’une triple rébellion : votre FN, abstention, fuite vers les "petits candidats". A cette aune, le score du FN n’est, pour les interviewés, qu’une traduction "compréhensible". Le résultat du second tour de la Présidentielle l’est également. Après avoir adressé un avertissement "au pouvoir", on lui laisse "une dernière chance" pour régler les problèmes. Le taux d’abstention des 9 et 16 mars n’est – dit-on – que l’écho atténué du 21 avril. Si, ce 17 juin, on notait quelque espoir, celui reste quand même paré du sceau scepticisme. Reste alors Jean-Pierre Raffarin.
L’homme : un personnage tout terrain.
La nomination du Premier ministre a été une surprise ("je le connaissais pas", "d’où qu’il vient ? je me suis dit"), c’est l’image d’un inconnu débarquant à la tête de l’Etat. D’emblée on lui attribue des qualités par opposition à ses divers prédécesseurs : il n’est pas énarque ("il se situe en dehors des clans"), il n’a pas l’image d’un "professionnel" de la politique, il n’est pas "là" depuis longtemps. Par delà cet effet de nouveauté, l’homme semble séduire. On loue sa discrétion, son peu de goût pour les petites phrases et autres rituels politiciens, on apprécie son discours "simple, clair, compréhensible" que l’on oppose à d’autres "obscurs et technocrates". On a l’impression que J.P. Raffarin "parle comme nous". Peu connu, on s’intéresse alors fort logiquement à son image, et là encore on l’oppose à d’autres. J.P. Raffarin s’oppose à la "sécheresse" d’A. Juppé, à "l’austérité" jospinienne, à la verve madeliniste, à la "pose" fabiusienne et à la "complexité" balladurienne, parce qu’il a – dit-on – une "bonne bouille", "un discours simple", "une tête sympa", parce qu’il semble "à l’écoute", et qu’il parle "comme nous". Il n’est pas dans le concept, on le situe dans le concret.
On le compare à P. Bérégovoy pour son côté "simple", ou à G. Pompidou avec son image de terroir inspirant du "respect", voire à J. Duclos pour le discours "simple et bon enfant" ou à R. Barre Le portrait chinois est à cet égard révélateur. On le voit comme un animal placide mais capable d’action (ours, éléphant), comme un véhicule "allant partout" capable de s’adapter, de transporter du monde ("Iveco, transport en commun, 4x4"). Il est à la fois "vert espoir", "couleur terre" voire "bleu ciel dégagé". Ce serait un acteur massif, rassurant et solide. Invités à la métaphore footbalistique, les interviewés l’imaginent gardien de but, en défenseur ou en milieu distributeur. Ce n’est pas l’attaquant de pointe, ni la star. On l’imagine en Guy Roux, en Fabien Barthez, ou en Didier Deschamps. On le voit, ces quelques exemples comme d’autres font du Premier ministre un homme posé, moderne sans être mode (on ne l’imagine pas dirigeant de start-up mais plutôt chef de PME "les pieds sur terre"), de son époque mais également enraciné.
Par delà ses comparaisons, le Premier ministre jouit aujourd’hui d’une image relativement attractive auprès de ses concitoyens. Ce n’est pas le "régional de l’étape", c’est l’homme capable de s’adresser à tout le monde, crédible lorsqu’il évoque la "France d’en bas". "France d’en bas" dans laquelle on se reconnaît, France de classes modestes et moyennes, France précarisée en attente de mesures claires et véritablement concrètes.
Jean-Pierre Raffarin fait figure de personnalité capable d’adaptation tant aux hommes qu’aux différents dossiers qu’il va avoir à traiter. Il passe partout et il rassure. Il est capable d’écoute mais également fait montre de détermination. Il donne l’impression d’action même si l’on est guère capable de citer des mesures concrètes. Phénomène peu étonnant dans la séquence électorale Présidentielle-Législatives. Tout se passe comme si aujourd’hui, par delà un hypothétique "état de grâce", le Premier ministre parvenait à diffuser une "petite musique" faite à la fois d’espoir et de proximité qui, cependant, ne bercera guère longtemps les interviewés si elle ne s’accompagne pas de faits et d’actions concrètes.
Le Premier ministre possède actuellement un don d’ubiquité dans les registres du politique et de la communication : modestie mais assurance, réflexion et action, proximité et compétences, fidélité à J. Chirac mais indépendance d’esprit, politique mais non politicien, à la fois inconnu et expérimenté, à la fois fonceur et calme… Toutes proportions gardées, J.P. Raffarin est devenu une "icône" parée de nombreuses qualités, potentiellement capable de répondre aux attentes. Tout se passe comme s’il remplissait un vide politique (J.P. Raffarin ou la fin de la vacance) que l’on veut voir occuper. Aujourd’hui, il est quasiment inattaquable, pour le simple raison qu’on ne veut pas voir son auréole pâlir, par crainte de retour du vide…
Le couple Président-Premier ministre
A l’évidence, J.P. Raffarin constitue aujourd’hui "le bon choix" pour le Président. On voit en eux un couple moderne, "complice", capable de débattre. Mais les traditionnels rôles ne sont jamais loin, J.P. Raffarin reste "l’outil" du Président, son "bouclier". Il y a cependant réciprocité entre les deux. Tout se passe comme si J. Chirac drivait son poulain ("le patron et l’apprenti"), ce dernier lui apportant un regain de nouveauté et une certaine forme de proximité, à la fois éloignée et complémentaire de la classique proximité chiraquienne.
J.P. Raffarin tend également à "présidentialiser" plus encore J. Chirac, à lui redonner hauteur et solennité ("Raffarin est au charbon, Chirac un peu en retrait"). Le Premier ministre agit ("il enfile le bleu de travail", "met ses bottes"), le Président prend du recul, il veille au grain mais de loin. A un Raffarin, volontaire et empli d’une certaine bonhomie, semble correspondre un Chirac plus sévère, plus dans un rôle de père-repère. Le Président impulse, le Premier ministre agit.
Le gouvernement dans la période 6 mai / 17 juin
Globalement le sentiment d’attente semble a priori comblé. Le casting et la formation du gouvernement est conforme aux attentes de renouvellement et de simplicité dans l’image. Même si les interviewés savent peu ou prou que sa formation en a été "mûrement réfléchie et préparée", on n’y voit aucune démagogie. Le gouvernement traduit un message envoyé aux Français : "on nous a dit par ce gouvernement qu’on allait s’occuper de nous".
Un autre motif de satisfaction réside dans les signaux émis lors des premières semaines du gouvernement sur deux points attendus : proximité avec le quotidien des Français et sentiment d’action. Les discours jugés trop conceptuels de L. Jospin et de son équipe ont en effet laissé un goût amer d’incompréhension et de distance. Le choc du 21 avril a bouleversé l’équilibre pour faire ressurgir un net besoin de clarification.
Les signaux émis et la volonté affichée semblent avoir été parfaitement saisis par les interviewés : "le gouvernement a eu tout de suite l’air dynamique, il a tapé dedans", "on a pris des gens qui avaient de l’expérience et du terrain, avant c’était des énarques, maintenant c’est des gens moins connus". L’adéquation du discours gouvernemental avec les problèmes des Français semble plus que convenable. La parole gouvernementale est facile à appréhender. Elle incarne l’espoir, le réveil, elle est "pour nous".
A cet égard il est moins nécessaire de connaître les membres du gouvernement que de s’y reconnaître : l’équipe Raffarin n’a aujourd’hui de lisibilité qu’à travers l’incarnation des thèmes attendus. Le Premier ministre incarne la proximité, la compréhension des attentes. N. Sarkozy, l’un des rares "connus", même si il est affublé d’un profil "France d’en haut" ("lui, il est du genre énarque"), a su avoir un positionnement immédiat et visible sur la sécurité, ses démonstrations-discours en faisant la preuve.
Au bout de six semaines, le constat est clair tant en ce qui concerne le Premier ministre que son gouvernement. Ils obtiennent un impressionnante mansuétude, leurs qualités d’action sont quelque peu survalorisées par rapport à la réalité. Si le bilan du gouvernement est encore vierge, l’essentiel réside jusqu’à maintenant dans sa capacité à donner le sentiment de l’action imminente : "même si pour l’instant rien n’est fait, il a au moins donné l’impression d’agir".
Cependant après le 16 juin, si Matignon est installé dans une légitimité et une autorité confortable pour concrétiser les signaux envoyés, la pression concomitante aux attentes générées s’accroît.
Les interviewés veulent avant tout voir une forte régression de l’insécurité, les résultats doivent être visibles tant à la télévision que dans la vie quotidienne. On attend des mesures concrètes, tant à gauche qu’à droite. Sur ce point le trio Chirac-Raffarin-Sarkozy paraît solide et crédible ("là-dessus on peut leur faire confiance").
On assiste également à un retour des attentes sociales. L’emploi, le pouvoir d’achat, les salaires, la baisse des taxes, la parité des salaires (privé-public, hommes-femmes), et les retraites sont des thématiques rejoignant celle de l’insécurité : on veut être rassuré tant sur les incivilités que sur son compte en banque. Ce retour n’étonne pas puisque les préoccupations formulées montrent un clair recentrage sur la cellule familiale ou assimilée et l’environnement immédiat ("ma sécurité, mon travail, mon argent, mon territoire", l’antienne récurrente). Concernant ces dernières problématiques, on est moins certain et moins espérant sur la volonté et la capacité du gouvernement à agir à l’égard des couches modestes. Ce peut être là l’une des faiblesses potentielles du gouvernement Raffarin. Les personnes interrogées sont conscientes que les problèmes économiques ne se règlent pas par quelques actions fortes. Par ailleurs, le social, la protection des défavorisés vis-à-vis de la mondialisation ne sont pas, pour les interviewés, des thèmes nécessairement associés à la Droite.
A l’évidence J.P. Raffarin est doté d’une pluralité de traits d’image du fait de sa personnalité "tout terrain". Contrairement à nombre de ses prédécesseurs, il n’est ni enfermé dans certains travers, ni paré de qualités extraordinaires. Il ne bénéficie pas d’un véritable état de grâce, tout au plus jouit-il d’une certaine bienveillance. Il doit faire ses preuves "tout de suite".
De nombreux éléments tendent à dramatiser son rôle et son action. S’il n’a pas droit à l’erreur, si "on ne lui pardonnera rien", ce peut être en partie dû au fait qu’il risque d’être, malgré lui, porteur de l’échec des gouvernements successifs pour résoudre les problèmes concrets évoqués de manière récurrente par les interviewés.
Bref, si Jean-Pierre Raffarin, de par son profil quelque peu décalé, est porteur d’espoir, il est également, de par une fonction qui a déçu, sujet au scepticisme…