La fronde du Non

Dans un article paru dans Le Figaro que nous reproduisons, Pierre Giacometti, directeur général d'Ipsos, analyse les résultats de la dernière vague de l'observatoire du référendum sur la constitution européenne, réalisée par Ipsos pour le Figaro et Europe 1: revue des forces et faiblesses de chacun des deux camps.

Un mois après la communication officielle de la date du référendum, et alors que Jacques Chirac s’apprête à intervenir pour la première fois dans la campagne électorale, le Non reste majoritaire dans l’opinion, grâce au soutien momentané des deux tiers de l’électorat de gauche. A l’inverse, près de trois électeurs sur quatre proches de l’UMP et de l’UDF restent favorables au Oui. La netteté du clivage entre gauche et droite modérées souligne la portée très politique du rendez-vous du 29 mai. Le mécanique du scrutin référendaire ne se réduit pas à la seule prise de position des Français sur la construction européenne ou, a fortiori, à l’opinion qu’ils expriment à l’égard du traité constitutionnel. Plus que jamais, la logique intrinsèque du « mélange des genres », propre à tout référendum, s’impose aux acteurs. Pourtant l’avance du Non ne dit rien de définitif sur l’issue du vote du 29 mai.

Le léger reflux enregistré dans la dernière enquête Ipsos est le résultat d’une double mécanique: poussée de mobilisation électorale plus nette chez les partisans du Oui et progression de l’intention de vote. Le Oui gagne du terrain plus facilement chez ses plus francs supporters (les plus jeunes et les plus âgés des électeurs, l’électorat de droite modéré, les catégories sociales traditionnellement acquises à la construction européenne) et grignote son retard parmi les actifs, plus particulièrement les salariés. A l’inverse, le Non reste majoritaire chez les sympathisants du PS et connaît au sein de l’ensemble de l’électorat de gauche un mouvement de consolidation. Les partisans du Oui se réconforteront de voir le souhait de victoire leur rester favorable, de pouvoir compter sur un réservoir d’indécis plus tenté par le Oui que par le Non et de noter que le traité constitutionnel n’est pas frappé d’impopularité : une majorité de Français déclarant en connaître au moins quelques éléments le juge positivement.

Malgré ces quelques signes positifs pour les défenseurs de la Constitution, la supériorité actuelle du Non n’est pas démentie et il serait hasardeux de le réduire exclusivement à un simple mouvement d’humeur. Il n’exprime pas seulement un « coup de gueule » passager. Le mouvement de ces dernières semaines s’inscrit bien au contraire dans la logique des ruptures politiques qu’a connu la France ces dernières années, illustrées notamment par l’affaiblissement de la crédibilité des partis de gouvernement et par la capacité de pression durable, dans le paysage politique, des formations contestataires de l’extrême droite puis de l’extrême gauche. Il est également la conséquence de l’incertitude économique et sociale des deux décennies écoulées, privées de période de croissance durable et de prospérité bénéfique pour le plus grand nombre.

La force actuelle du Non à la question référendaire du 29 mai n’est pas l’expression d’une hostilité majoritaire subite des Français à la construction européenne. Toutes les enquêtes d’opinion réalisées ces dernières années ont montré que l’idée européenne avait gagné du terrain. La période historique de la création de l’euro a été le point culminant d’une prise de conscience pragmatique et parfois fataliste. Aujourd'hui, le souverainisme pur et dur, qui avait porté en 1992 le Non lors du référendum de Maastricht a perdu bon nombre de ses soutiens. L’idée européenne s’est imposée comme une évidence chez les jeunes au point de les rendre difficilement mobilisables pour des rendez-vous électoraux qui concernent l’Europe !

En réalité l’examen attentif du profil sociologique du Non indique qu’il s’appuie essentiellement sur deux leviers. Le premier est de nature sociale. Le Non exprime la fronde d’une partie de « la France d’en bas » chère au Premier ministre. Il est la traduction de l’angoisse du monde du travail, notamment parmi ses franges les plus défavorisées, inquiètes face au chômage persistant et au risque d’appauvrissement inéluctable. Pour ces Français, le souvenir du passé – la mémoire de crise -, le vécu du présent – les difficultés du quotidien - et surtout l’anticipation de l’avenir ne plaident pas en faveur du Oui. L’Europe élargie fait souvent figure d’organisation sans contrôle. A gauche mais aussi à droite, nombreux sont les Français, salariés ou dirigeants de petites ou moyennes entreprises, qui devinent dans l’avenir de la construction européenne un univers sans limites, dépourvu de sécurités, propice aux déséquilibres économiques et à la perte de repères identitaires.

Le second levier répond à une logique politique. Si le Non s’est construit d’abord à gauche, c’est parce qu’il permet à une partie du « peuple de gauche » d’exprimer, à travers la consultation référendaire, sa quête d’identité. A travers cette quête, il s’agit d’une véritable fronde politique à l’égard de la « gauche de gouvernement » et de ses représentants. Après le traumatisme de 21 avril, les partisans du Non considèrent leur vote potentiel comme le seul moyen de marquer leur territoire politique et de se démarquer de l’orientation libérale supposée de la Constitution. Le rejet massif de la politique actuelle du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, déjà traduit dans les urnes il y a tout juste un an, contribue à activer puissamment le Non à gauche ; et même s’il n’en est pas l’ingrédient dominant, il ne favorise pas la déconnexion entre le choix du 29 mai et le contexte politique.

Le Non a encore installé sa supériorité grâce la médiocrité du début de campagne des partisans du Oui. Les indicateurs de crédibilité comparée entre la campagne des partisans du Oui et ceux du Non mettent en évidence l’important déficit de proximité, de clarté et de capacité de conviction du Oui, particulièrement à gauche. En consacrant plus de temps à contester les arguments de Non, jugés aujourd’hui plus convaincants et plus sensibles aux inquiétudes des Français, les défenseurs du Oui sous-estiment la capacité d’intérêt des Français pour le débat de fond. Plutôt que de se lasser de la dramatisation obsessionnelle des conséquences d’une éventuelle victoire du Non, les Français encore indécis ou hésitants - ceux qui restent favorables à la construction européenne mais qui n’en mesurent pas les effets positifs potentiels - ont besoin de cerner les bénéfices de la Constitution et les avancées qu’elle autorise.

Pour les avocats du Oui, Il y a, notamment à gauche, une utilité réelle à se protéger des effets d’une conjoncture politique et sociale dont on doute qu’elle connaisse d’ici le 29 mai une amélioration significative. En privilégiant les « plus du oui », plutôt que les « moins du Non », il y a matière pour la gauche à contourner plus facilement les risques de brouillage de la dernière ligne droite de campagne. Lors de la première quinzaine de mai, elle sera marquée par une actualité qui évoquera le dixième anniversaire de l’élection de Chirac et fera sans doute la part belle à l’épisode probablement très « social » du Lundi de Pentecôte, quinze jours avant le choix des Français.

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