La société du « bien avoir »

Directeur des études prospectives à Ipsos, Rémy Oudghiri analyse la multiplication des sites de location sur Internet.

1. Les sites de location se multiplient. Une culture de la location est en train de s’installer. Comment analysez-vous le phénomène ?

Cette dynamique s’inscrit dans l’évolution de la société de consommation telle qu’on peut l’observer depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Dans les années 1950-60, au temps des trente glorieuses, la priorité de la majorité était à « l’avoir ». L’accumulation de biens matériels était le signe que l’on sortait de la période noire. L’objectif des ménages était de s’équiper au plus vite en réfrigérateurs, en machines à laver, en téléviseurs… Dans les années 1970-90, on est passé à une autre étape. Avoir ne suffisait plus. Il fallait aussi « être ». Le développement personnel et la recherche de bien-être psychologique sont devenus centraux pour les individus. Au cours de la décennie 2000, nous sommes entrés dans une nouvelle phase, celle que nous désignons, dans nos enquêtes, comme celle du « bien avoir ». Désormais, il s’agit de rompre avec la spirale du « toujours plus ». Il ne s’agit pas nécessairement d’avoir moins, mais d’éviter de s’encombrer de choses inutiles pour soi ou, crise écologique oblige, nuisibles pour l’environnement. Les consommateurs recherchent le meilleur équilibre entre leurs besoins et leur consommation. La location, qui privilégie l’expérience sur la possession, est une bonne illustration de ce changement de sensibilités. En louant, on ne paie que ce que l’on consomme. Non seulement on fait des économies, mais on évite le gaspillage… Toutes les techniques qui favorisent l’ajustement de sa consommation ont d’ailleurs le vent en poupe (smart grid, vrac, sur mesure…).

2. Est-ce une tendance internationale ?

Oui. Le mouvement s’observe dans la plupart des grands pays développés. Il est d’ailleurs plus dynamique dans les pays anglo-saxons. Là-bas, la sévérité de la crise économique a amplifié l’intérêt pour ce type de solutions. Aux Etats-Unis, les sites de location se sont fortement développés au cours des deux dernières années. Tout se loue. D’autres tendances illustrent cette évolution. Le troc ou les marchés de l’occasion sont en plein essor en Allemagne ou aux Etats-Unis. Ils ont l’avantage de permettre aux consommateurs de continuer à consommer, tout en ajustant leur budget et en donnant une seconde, voire une troisième vie, aux objets qu’ils achètent.

3. Pensez vous qu’il s’agisse d’un phénomène générationnel ? Est-ce que les jeunes générations vont basculer dans le domaine de la location ?

Il est clair que les jeunes générations montrent aujourd’hui plus d’intérêt pour ces solutions. C’est ce que traduisent les enquêtes que nous menons en Europe, en Amérique du Nord ou en Asie. Dans certains pays, comme le Japon par exemple, les jeunes ne s’intéressent plus à la voiture… Au pays de la Prius triomphante, ce sont les seniors qui achètent des voitures hybrides. Les jeunes, faute de moyens et de priorités de vie, envisagent de plus en plus l’autopartage. Mais attention à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain ! Si la location se développe dans un certain nombre de secteurs, la possession demeure un idéal pour beaucoup. Prenez l’immobilier, l’aspiration est d’autant plus forte aujourd’hui chez les moins de 25 ans que les prix ont atteint des records dans de nombreuses villes. Plus que jamais, les jeunes veulent posséder leur havre de paix… Mais ils sont aussi plus ouverts à de nouvelles façons d’avoir… Nous allons assister dans les années qui viennent à un rééquilibrage entre les domaines de la location et ceux de la propriété…

Entretien paru dans le Monde du 28 décembre 2010.

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