La valeur du désaccord

Reposant une analyse en profondeur des opinions contraires exprimées sur un thème donné, la méthode d'études qualitatives "Krisis", mise au point par Ipsos, permet d’identifier de nouvelles tendances. Alors, le désaccord, point de crispation ou source de progrès ? Regards croisés de Francis Yaiche, Professeur des Universités en Sciences du Langage, de l'Information et de la Communication et de Valérie-Anne Paglia, Directrice Générale France, Ipsos Marketing UU, la Division Qualitative d’Ipsos, sur "la valeur du désaccord" et la façon dont il peut faire progresser un sujet. 

« Le désaccord d'avec l'orthodoxie, l'académisme, le dogme ou l'ordre établi a toujours été source d'avancées et de création, dans tous les domaines », rappelle Francis Yaiche, évoquant en illustration « Picasso et les impressionnistes, Einstein et Galilée, Rosa Parks et Mandela », avant d'indiquer que « le désaccord est aussi le fondement même de la démocratie. »  La sphère économique n'échappe pas à son influence. « La "disruption" prônée par Jean-Marie Dru invite les marques à briser les conventions et à effectuer un "saut créatif" pour se repositionner et même redessiner leur marché », rappelle Valérie-Anne Paglia. « Pour être constaté il faut être contesté », résume Francis Yaiche.

LE WEB 2.0, NOUVEAU THÉÂTRE DU DÉSACCORD

En 1989, la contestation du peuple au sein du bloc socialo-communiste est telle que des millions d'yeux, devant leur écran de télévision, constatent stupéfaits que le mur de Berlin n'est plus. Une idéologie est morte. Et avec elle un mode relationnel, « vertical, basé sur le couple autorité/obéissance, qui va faire place peu à peu au mode horizontal », note Francis Yaiche. Un an plus tard, en 1990, apparait le World Wide Web... « Les marques "mythiques" surfent sur le désaccord en germe avec les ordres, oracles, rituels et cérémoniels qui faisaient jusqu'alors le "vivre-ensemble" des sociétés, et proposent au consommateur d’être le créateur de son identité/existence en adhérant à des tribus ou à des socio-styles », poursuit Valérie-Anne Paglia. A l'orée des années 2000, le nouveau théâtre du désaccord donne ses premières représentations. Son nom ? Le web 2.0. « Il va changer l’expression des désaccords dans tous les domaines ; identitaire, culturel, relationnel », souligne Francis Yaiche. "Sur les réseaux sociaux, les opinions avancent masquées, et ceux qui les expriment "lâchent les chevaux" plus facilement. Le virtuel garantit l'impunité. Mais c'est également un outil d'amplification des désaccords, comme en atteste l'actuel mouvement "Nuit Debout". »

LE DÉSACCORD COMME MOTEUR DE L’AUDIMAT

Loin de se limiter à une expression numérique désinhibée, « dans cet espace de saturnales permanentes que sont les réseaux sociaux » comme le décrit Francis Yaiche, le désaccord occupe de plus en plus le devant des scènes, politiques, publicitaires et médiatiques. « Le désaccord est devenu, dans notre "société du spectacle", énoncée par Guy Debord, le moteur de l'Audimat », analyse Valérie-Anne Paglia.  Certes il y a eu, par le passé, des émissions, devenues "cultes", dont la base était le désaccord, "Droit de réponse" de Michel Polac étant sans doute la plus emblématique d'entre elles. « Mais ce qui change aujourd'hui, c'est l'absence de distance dramaturgique » précise Francis Yaiche. « Nous sommes rentrés dans une ère de voyeurisme du désaccord. Il est devenu une fin en soi, sans analyse.  Dans notre société en faillite de rationalité, les arguments, la discussion, la démonstration sont remplacés par la parabole et le "story telling. L'information est "BFMisée". L'action et l'émotion brute, la proximité et le présentisme phagocytent la réflexion, la prise de distance Le fait brut l’emporte sur la thématisation. Finkielkraut voit dans cette dérive une "porte ouverte aux nouvelles barbaries", pour reprendre son expression. »

LES MULTIPLES FONCTIONS DU DÉSACCORD

Pourtant, comme le souligne la synthèse des travaux du colloque pluridisciplinaire sur la valeur du désaccord, organisé début mai à l’Université Catholique de l’Ouest d'Angers, sous l'égide d'un comité scientifique dont Francis Yaiche était l'un des membres, le désaccord, quel que soit le domaine dans lequel il s'observe, se déploie selon une logique spécifique, possède bel et bien une valeur, et remplit même de multiples fonctions. La synthèse évoque notamment la fonction intégrative et transformatrice du désaccord, qui permet d’unifier les groupes, en tissant un lien social entre leurs membres comme le montre la « sociologie du conflit » (Simmel, 1995 ; Freund 1983), mais aussi la fonction  expressive du désaccord, lorsqu'il permet de clarifier l’identité respective des opposants, et de les positionner par là-même sur l’échelle sociale, autorisant ainsi ceux qui l’expriment à faire entendre leur voix et à satisfaire leur besoin de reconnaissance par le biais de la protestation et de la revendication.
Last but not least, la synthèse met en lumière la fonction persuasive du désaccord, lorsqu'il vise à convaincre l’opposant au moyen de dispositifs rhétoriques spécifiques, et sa dimension créatrice quand il contribue à insuffler du dynamisme aux communautés humaines, favorisant leurs transformations. Explorer les capacités de créativité, de persuasion et de résolution de problèmes nourries par l’expression de désaccords, telle est l'ambition de la méthodologie d'étude qualitative Krisis, mise au point par Ipsos.

LE DÉSACCORD, AGITATEUR DE STÉRÉOTYPES

« Le désaccord est très utile pour bousculer les stéréotypes », indique Valérie-Anne Paglia. « Nous y avons recours, entre autres, lorsqu'il s'agit de relancer une marque ou une catégorie de produits ou services déclinantes, sur laquelle tout a déjà été dit. La méthode Krisis nous permet d'identifier de nouvelles tendances ou de nouvelles valeurs, les mécanismes d’arbitrage entre marques / produits / services d’un même secteur, et nous met ainsi sur la piste de solutions créatives. » Un focus groupe Krisis réunit neuf personnes qui partagent un maximum de points communs  -  pratiques de consommation, revenu, région, âge, niveau culturel, croyances, ... - mais divergent sur le point qui fait l'objet de l'étude. « Avec leur concours, nous révélons, explorons et analysons les arguments des fidèles, des "abandonnistes" et des opposants, ceux qui font mouche et emportent l’adhésion ou déstabilise les contradicteurs, et les clefs du passage à l’acte ou du changement de point de vue. » Cette compétition des idées et la recherche des points de "bascule" «  qui vont convaincre, par exemple, ceux qui ont abandonné un produit ou une marque à revenir », loin des consensus et des demi-mesures, fait toute la force, la pertinence et l'originalité de la méthode. « Nous lançons sa version web 2.0, "social Krisis", dans laquelle la mise en scène du désaccord s'effectue sous forme de chats simultanés », annonce Valérie-Anne Paglia. En présentiel, il arrive que la théâtralisation du sujet soit totale. « Nous avons ainsi récemment instruit le procès du café soluble, comme dans un véritable tribunal ! », raconte Valérie-Anne Paglia. « Selon un principe identique, nous avions fait, il y a quelque temps, avec mes étudiants, celui de Montaigne pour versatilité philosophique, preuves à l'appui ! », rappelle Francis Yaiche, qui passe sous silence la sentence prononcée à l'égard de l'auteur des Essais, pour désaccord avec lui-même...

Auteur(s)

  • Valérie-Anne Paglia - Directrice du département qualitatif (UU)
    Valérie-Anne Paglia
    Senior Client Officer auprès des comptes Luxe