L'avenir de l'agriculture : regards croisés agriculteurs - consommateurs
Le 22 novembre 2006 lors des Assises de l’Agriculture, au Palais d’Iéna à Paris, en présence des Ministres de l’Agriculture, de l’Ecologie et du Développement durable et de trois cent acteurs du secteur, Ipsos Public Affairs a présenté les principaux résultats d’une étude qualitative menée auprès des Consommateurs et des Agriculteurs consacrée à trois défis d’avenir. Défi alimentaire, défi écologique et défi économique constituaient donc les temps forts de cette manifestation. Quelques extraits de cette étude réalisée pour le compte du Ministère de l’Agriculture et de la Pêche.
1 – Côté Grand Public : la perception de l'agriculture et des agriculteurs
Les relations des Français vis à vis de l'agriculture restent fondées sur des images lointaines ou sur des « contacts » très épisodiques à l'instar du vacancier achetant ses fruits et légumes « directement au producteur » durant la période estivale. Pour la quasi-totalité des personnes rencontrées le rapport à l'agriculture oscille entre trois pôles constituant une vision globale quelque peu atrophiée et guère en phase avec les réalités du monde agricole :
- Une vision traditionnelle faisant appel aux images d'Epinal. C'est d'un univers disparu dont il s'agit, celui de la cour de ferme, du paysan avec sa dizaine de vaches, le tout dans une ambiance fleurant la Troisième République ou la « Douce France ». C'est un monde d'antan et d'avant que l'on évoque. La dimension patrimoniale est très prégnante.
- Une image médiatique dans laquelle cohabitent une vision « tradi » et une autre plus grise où l'on aborde les problèmes environnementaux (pollution des sols, élevage industriel, etc.) et économiques (manifestations, PAC, etc.).
- Une perception liée à l'expérience personnelle qui, pour les parisiens, se limite aux visites du Salon International de l'Agriculture ou au mythe de l'accès direct au petit producteur. Les provinciaux évoquent quant à eux les « gros tracteurs » et les nuisances que sont sensés produire les agriculteurs (bruits, pollutions diverses, etc.). De manière plus globale, tous parlent du marketing des produits en évoquant les terroirs, labels divers et autres AOC.
D'un point de vue général, les perceptions restent avant tout marquées par une optique consommateur.
L'agriculture française fait figure d'industrie presque comme une autre, standardisée et normée, focalisée sur la productivité et la rentabilité, où le lien avec le terre a quasiment disparu. On l'appréhende comme un secteur concurrencé et fragilisé, perdant son leadership (cf. l'image du vin chilien venant éclipser « nos » crûs sur les linéaires de GMS), ne maîtrisant plus grand-chose du fait de contraintes économiques ou réglementaires. C'est d'un monde opaque , complexe et multiforme, dont il s'agit où abondent une multitude d'intermédiaires non-identifiés (transformation, distribution, etc.) distendant le lien entre les Français et l'agriculture. Seule subsiste l'image du contact direct sur le marché de province. Tant et si bien que dans certains discours, l'agriculture tend à ne plus faire partie de la chaîne alimentaire…
Quant aux visions de l'agriculteur, elles sont marquées par le sceau de la nostalgie et du mythe. Les interviewés sont parfois intarissables sur le « paysan » dépositaire d'un patrimoine et de traditions, amoureux de sa terre, ayant « la vocation », vendant ses productions sur le marché.
D'autres visions, moins idéalisées, sont également présentes mais engagent peu d'imaginaires. Ce sont celles de l'agriculteur, bien souvent « subventionné », technicien qualifié, polyvalent, jonglant avec des textes et des process compliqués. Agriculteur plus proche de son ordinateur ou de son « tracteur avec la clim' et la radio » que de la terre. Dans cette dernière optique, l'agriculteur est « comme nous », soumis aux contraintes d'un métier de plus en plus stressant, obligé de jongler avec tout un tas de paramètres. C'en est bel et bien fini de la liberté du « paysan » œuvrant au rythme des saisons.
Les consommateurs opposent de manière assez explicite deux grands types d'agriculteurs :
- Le premier que l'on peut qualifier de productiviste , chef d'entreprise comme un autre, est caricaturalement appréhendé sous l'angle des fameuses « subventions », nombreuses et variées, qu'il est sensé recevoir. Les interviewés en font un pollueur peu attaché à la nature, obsédé par le rendement et le court terme, vivant pour la quantité.
- Le second, plus raisonnable , « petit » paysan volontiers opposé au « gros » agriculteur, a intégré – dit-on – la thématique environnementale et essaye avant tout de satisfaire le consommateur en privilégiant la qualité et l'authentique.
On le voit, ces grilles d'appréhension restent marquées par un certain simplisme à l'instar des images évoquées par les interrogés au sujet des agriculteurs : José Bové « arrachant des plants » voisinant avec J. Chirac « serrant des mains », les OGM avec CPNT, les manifestations de syndicats avec les images du Salon de l'Agirculture. Bref, si la paysannerie d'hier engage de la rêverie nostalgique , l'agriculture d'aujourd'hui ne déchaîne guère d'envie particulière , le linéaire de supermarché ayant détrôné la cour de ferme dans la réalité quotidienne du Consommateur.
Agriculture et agriculteurs gardent envers et contre tout une bonne image , renforcée par les thématiques à forte teneur nostalgique. L'agriculture est marquée par une image de qualité reliée aux petits terroirs français. Les interviewés disent avoir confiance en elle, l'agriculture a su faire face aux crises alimentaires, elle est contrôlée et garantit une qualité sanitaire élevée. On lui accole également une forte capacité d'adaptation aux tendances sociétales. Les personnes rencontrées notent également un retour du goût et une multiplication des symboles visant à remettre en avant des produits « sains », marqués par le terroir (AOC, divers labels, etc.), et luttant contre l'impérialisme alimentaire américain.
Quant à l'agriculteur , les interrogés voient en lui l'incarnation d'une certaine forme de génie français. Les agriculteurs, affirme-t-on, restent dépositaires de grandes valeurs intemporelles (sens de l'effort, amour du travail, courage) et continuent à entretenir les paysages d'une France « éternelle ». L'agriculture et les agriculteurs font souvent office de « marqueur identitaire » dans un monde mouvant. En outre, plus l'agriculteur est associé à la qualité de ses productions et plus le Consommateur l'apprécie .
2 – Côté Consommateur : la perception des 3 défis
Le défi alimentaire est, fort logiquement, celui que s'approprie le mieux le Consommateur . Si l'agriculture fait figure d'acteur prenant en compte l'aspect sanitaire de la question, les craintes se reportent vers les intermédiaires présents dans la chaîne alimentaire. L'enjeu du goût est très prégnant et l'idée sous-jacente que l'agriculture française doit moins chercher à nourrir le monde qu'à se recentrer sur des productions de qualité, fait office de leitmotiv récurrent. Dans cette optique, la politique de label est d'un coté perçue de manière favorable car mettant en avant la qualité des produits, mais de l'autre certains voient en elle un élément niveleur, frein à l'authenticité et au goût.
Le défi économique ne déchaîne pas les passions vu le peu d'appétence qu'ont les interviewés pour aborder l'agriculture sous cet angle . Les problèmes du secteur restent mal compris , les acteurs très mal identifiés. Le sentiment confus que « cela ne va pas très bien domine » sur ce point comme sur d'autres, mais les interviewés ont quelques difficultés à développer leur raisonnement. C'est uniquement au niveau micro-économique que les personnes rencontrées sont un peu plus loquaces en développant parfois l'image d'une agriculture produisant du lien social en faisant vivre, dans les terroirs, des populations rurales précarisées.
Quant au défi écologique , les craintes sont présentes et touchent avant tout aux OGM et aux conséquences d'une industrialisation massive du secteur. L'image environnementale de l'agriculture et des agriculteurs est entamée même si on reconnaît que, sous la pression, depuis quelques temps des efforts sont entrepris.
3 – Côté agriculteurs : la vision du secteur
Les agriculteurs sont inquiets quant à l'avenir de leur métier et de leur activité. A ce titre ils sont en phase avec l'ensemble des Français pessimistes eux-aussi pour leur emploi, leur avenir et le maintien de leurs conditions de vie. Les agriculteurs rencontrés se voient un peu comme une espèce en voie de disparition . Tous notent qu'ils pèsent démographiquement de moins en moins avec toutes les conséquences que cela peut impliquer (poids électoral moins important, etc.).
L'agriculture est vécue comme une activité presque comme une autre , soumise aux mêmes aléas que les autres. Les discours sont très semblables à ceux de chefs d'entreprise auxquels d'ailleurs se comparent volontiers les agriculteurs. A cet égard, les interviewés raisonnent en terme de Retour sur investissement. Ils évoquent la difficulté qu'ils rencontrent pour avoir une vision à moyen terme et leurs problèmes pour gérer la concurrence.
L'agriculteur se voit évoluer en pleine économie de marché et ne pense plus en terme franco-français, loin de là. Les viticulteurs ont l'œil rivé sur le vin espagnol, les éleveurs de porcs sur les cours mondiaux, les céréaliers sur l'Australie, les éleveurs de bovins sur le Mercosur. Les paramètres à gérer deviennent de plus en plus nombreux , de plus en plus complexes , de moins en moins stables ou prévisibles. L'avenir est marqué par l'incertitude post-2013 mais également par une mondialisation perçue de manière assez anxiogène. Par delà l'optimisme ou le pessimisme des interviewés, c'est l'image d'une concentration du secteur qui se dégage des propos. On craint une perte de maîtrise voire l'irruption de la mainmise étrangère sur l'agriculture hexagonale. Quoi qu'il en soit, la décennie à venir marquera - dit-on – la fin du modèle agricole français .
Face à l'avenir on peut distinguer trois grands types de profils :
- Le confiant (à l'instar du céréalier) travaillant dans une zone géographique propice, imaginant d'ores et déjà une probable diversification de ses productions, entérinant l'idée de regroupement entre exploitations et croyant dans ses capacités.
- Le critique inquiet (profil type = l'éleveur extensif dans des zones désertifiées ) pour qui la diversification est quasiment impossible, se sentant « lâché » par les autorités et se posant nombre de questions.
- L' abandonniste ayant conscience de ne pas être vraiment concurrentiel, ne supportant plus les pressions financières, qui après un calcul coût-bénéfice préfère jeter l'éponge à court ou moyen terme.
Quand ils analysent le regard que le Consommateur porte sur eux , les agriculteurs notent une véritable déconnexion . Ils se sentent pris entre une vision nostalgique, totalement has been , et une vision soupçonneuse ne rendant pas non plus compte des réalités. Tous notent également que les ruraux non-agricoles n'ont pas non plus une vision réaliste du secteur. Un rural n'est donc pas nécessairement plus au fait des réalités de l'agriculture qu'un « parisien ». Les interviewés dégagent deux types de Français ayant des rapports très différents à l'agriculture :
- Les compréhensifs (minoritaires) ayant encore des attaches familiales dans le secteur, connaissant a minima la nature et tenant compte des problèmes de l'agriculture d'aujourd'hui.
- Les critiques (majoritaires) ne connaissant pas la nature et raisonnant sur des schémas dépassés, déconnectés des vraies questions, passant leur temps à montrer du doigt l'agriculteur accusé de tous les maux, parlant « bio » mais achetant leurs carottes au supermarché. Avec derniers, la relation passe avant tout par le produit acheté en GMS ou sur le marché.
4 – Côté agriculteurs : les perceptions des 3 défis
Les réponses que les agriculteurs apportent sur ces trois thématiques se fondent avant tout sur une vision liée à l'avenir de leur exploitation et de leurs conditions de vie . Elles traduisent leur relative incapacité à se projeter dans un avenir s'annonçant toujours plus complexe.
Le défi économique représente le défi majeur. Dans un contexte plutôt morose comment faire pour être « rentable » et continuer à vivre de son métier ? Telle est la grande question. Derrière les interrogations liées à la concurrence, aux concentrations probables, sans parler des relations avec les intermédiaires, se profile l'idée d'une agriculture à deux vitesses . Une élite européenne fera de la qualité au sein de laquelle la France devrait occuper une place importante, les agricultures du reste du monde s'occupant de « nourrir la planète » en produisant de manière quantitative et standardisée.
Dans cette dernière optique, on ne s'étonnera pas de voir que le défi alimentaire est appréhendé à l'aune de la situation française. Les agriculteurs entendent se recentrer sur de la qualité , moyen idéal selon eux pour répondre à la demande de goût du consommateur. On retrouve l'image d'une agriculture hexagonale tirant son épingle du jeu grâce à une production répondant à des critères qualitatifs élevés. La qualité permettant en outre aux agriculteurs de reprendre pied dans une chaîne alimentaire ou généralement ils n'ont, disent-ils, guère voix au chapitre, les GMS et autres grandes marques « faisant la loi ».
Tous les interviewés disent avoir conscience du défi écologique attendant l'agriculture dans les années à venir. Tous se sentent encore injustement stigmatisés par le Consommateur et vivent mal l'image de pollueur qu'on leur accole. Tous disent avoir fait des efforts en la matière. Les interviewés disent avoir également conscience de leur rôle dans le maintien-entretien des paysages et entendent participer à des processus environnementaux raisonnés (gestion de l'eau, etc.). Mais comme l'opinion, les agriculteurs se sentent sans grands pouvoirs sur une question touchant toute la planète, et affirment essayer de faire ce qu'ils peuvent.
Conclusions
Pour retisser les liens entre l'agriculture et le Consommateur l'image de Qualité est assurément le levier prioritaire à utiliser aujourd'hui. Tout d'abord parce que le vocable permet une communication simple et compréhensible, ensuite parce que la thématique est transversale à nombre de questions agitant la filière agricole.
La qualité fait figure de thème permettant de rapprocher consommateurs et agriculteurs en véhiculant des images liées à la responsabilisation d'agriculteurs ne faisant plus « n'importe quoi », respectant l'environnement et les animaux.
C'est également un moyen symbolique permettant de valoriser une population agricole se sentant un peu oubliée. Plus fondamentalement, la thématique qualité permet de développer le thème d'un agriculteur reprenant la main dans la chaîne de production et ré-instillant de ce fait de la relation avec le Consommateur . C'est aussi un moyen pour casser les images d'Epinal et développer une image de l'agriculture plus conforme aux réalités d'aujourd'hui.Fiche technique :
Etude qualitative par réunions de groupe menée du 4 au 26 octobre 2006 à partir de 4 groupes de Consommateurs (DIJON, PARIS, POITIERS, TOULOUSE) et de 5 groupes d'Agriculteurs (Grandes Cultures : AMIENS ; Polyculture : METZ ; Elevage intensif : RENNES ; Elevage extensif : AURILLAC ; Cultures Spéciales : NÎMES)