Le match entre twittos et tatoués a commencé

Cela n’aura échappé à personne. Le tatouage connaît depuis plusieurs années un regain de faveur qui confine au phénomène de société. Naguère décrié et relégué dans les marges de la société, il fait aujourd’hui l’objet d’un culte qui dépasse largement les clivages sociaux traditionnels. Le fait le plus marquant réside dans la fascination qu’il exerce sur la jeune génération. Ainsi, si seulement 5% des adolescents français (les 15-18 ans) déclarent aujourd’hui avoir un tatouage, ils sont 35% à envisager en avoir un jour ! C’est ce que révèle l’Observatoire international des 15-30 ans conduit par Ipsos (Jeunes Attitudes 2014[1]). Les jeunes Français ne sont d’ailleurs pas les plus en pointe sur cette tendance. Si 17% des 15-30 ans avouent être tatoués dans l’Hexagone, ils sont 20% en Allemagne et 26% aux États-Unis. Et ce chiffre est appelé partout à augmenter, car près d’un tiers de la population interrogée a l’intention de se faire marquer le corps à l’avenir. Le tatouage fait aujourd’hui beaucoup plus d’émules que le piercing, en légère perte de vitesse.

Le tatouage dans une société dématérialisée

Il est frappant de constater que la même génération qui assiste en direct (et participe pleinement) à la dématérialisation croissante de pans entiers de l’économie (musique, commerce, rencontres, communication, etc.) est aussi celle qui est la plus encline à se marquer physiquement de façon irréversible. C’est qu’au-delà de l’aspect esthétique fièrement revendiqué — une dimension a priori valorisante dans une société de l’image — ce que les jeunes recherchent avant tout dans le tatouage est un moyen d’expression qui résiste au règne du changement permanent. Un jeune sur deux définit le tatouage comme un « moyen d’exprimer sa personnalité » et 34% l’envisagent comme une façon « de se souvenir d’un changement ou d’un événement dans sa vie ». Le tatouage fonctionne comme un repère qui permet d’avancer et de tracer sa route au milieu des innombrables transformations que connaît la société contemporaine. Les jeunes sont conscients que rien ne dure. Ainsi, 64% pensent que, au cours de leur existence, ils changeront plusieurs fois, non pas seulement d’employeur, mais également de métier ! Et le travail n’est qu’un des multiples domaines au sein desquels le changement sera la règle : couple, loisirs, technologie, look, etc. Dans ce contexte, il devient impératif de trouver des manières de conserver ce que l’on possède de plus précieux. Internet y veille avec ses clouds et ses espaces de stockage de plus en plus sophistiqués, mais force est de constater qu’il ne suffit pas à satisfaire la soif de permanence des nouvelles générations. Celles-ci veulent préserver des symboles et perpétuer au cœur de ce qu’elles possèdent de plus intime — leur peau — des traces de leur passage.

Dans ce contexte, un match a d’ores et déjà commencé. Il oppose la culture de l’éphémère au culte de la permanence. D’un côté, le tweet apparaît comme le symbole de cette culture de l’instantané : aussitôt envoyé, aussitôt oublié. De l’autre, ces signes parfois étranges appelés à recouvrir de plus en plus le corps des jeunes générations, en constituent l’exact contraire. Là où l’un s’efface en un tournemain, le second demeure à jamais. D’un côté, l’inconséquence de l’oubli. De l’autre, la recherche d’éternité. Cette ambivalence reflète le duel auquel se livrent au sein de chaque individu les aspirations contradictoires de notre époque.

Notre rapport au temps est à l’espace est en train de changer. Ce que nous vivons est de moins en moins tangible et de plus en plus provisoire. Le duel entre tweet et tatouage est un signe de plus que le physique n’abdique pas. 

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