Le symbole et les faits
Pour Brice Teinturier, directeur général délégué d'Ipsos France, l'affaire DSK illustre l'évolution d'une société qui privilégie la délégitimation des individus, plutôt que l'argumentation sur les contenus et les projets. "La faillite objective des autorités a pour conséquence une société plus violente et régressive, dans laquelle on s'en prend à des catégories d'individus et non à des arguments". Cette analyse a été publiée dans le numéro 415 de la revue l'Hémicycle paru le 6 juillet 2011, que nous reproduisons.
La question de la vérité est une des plus anciennes de la philosophie politique : comment discerner le vrai des apparences ? A quoi reconnaît-on le Vrai, le Beau, l’Un, demande Platon ? De l’allégorie de la caverne aux vertiges de l’affaire DSK et de ses rebondissements, cette question taraude l’occident. Or, un glissement progressif et fondamental s’est lentement opéré : le passage d’une argumentation fondée sur des contenus à l’idée de la manipulation permanente, laquelle suppose de délégitimer celui qui parle au nom de la place qu’il occupe et/ou de ses supposés intérêts. Cette grille de lecture, - délégitimation des personnes plutôt que des contenus, est de plus en plus répandue. Pourquoi ? On peut discerner 4 causes à ce phénomène, qui forment par ailleurs l’une des matrices de l’affaire DSK.
Historiquement, et c’est la première condition, le « vrai » est lié à la lente émergence d’un individu de plus en plus autonome, critique et informé, qui va progressivement s’affranchir du prêt à penser que lui fournissent des institutions majeures et structurantes de la société - l’église, les corporations, etc.-, dont la fonction primordiale est de dire à chacun qui il est, où est le bien et le mal et ce qu’il faut penser et faire. On discerne l’émergence progressive de ce sujet autonomisé dès la Renaissance, chez Montaigne d’abord puis chez Descartes : dans le « Je pense donc je suis », le « JE » est tout aussi important que le solipsisme cartésien. Il aboutit à la fondation d’un socle et à une définition toujours d’actualité de la vérité qui n’a plus rien à voir avec le récit biblique : sont vraies « les idées claires et distinctes ». Le XVIIIème siècle va poursuivre ce mouvement via les Lumières et l’éloge de la Raison mais aussi, la construction progressive d’un espace public au sein duquel une argumentation rationnelle sur la finalité humaine et sociale est sensée permettre l’émergence du Vrai et du Bien.
A ce premier grand mouvement d’individualisation de la norme et des valeurs autour de l’idée de bonheur, qui se poursuit jusqu’à nos jours, s’ajoute au XIXème un second facteur, décisif dans l’élaboration de la grille de lecture dont nous parlons : les philosophies de la déconstruction du sujet, qui sont elles aussi, des philosophies de la liberté et de l’émancipation du sujet. Ce que Freud nous a appris, c’est qu’il ne fallait pas être dupe, dans cette question de la vérité, de l’histoire du sujet lui-même. Que pour saisir le vrai, il faut tout autant être dans la rationalité et les contenus que dans l’analyse du sujet énonciateur des contenus, et de son parcours névrotique. Ce que Marx nous a appris, c’est également qu’il ne fallait pas être naïf à propos de la Vérité et du bien social. Que ces derniers proviennent de sujets qui sont eux-mêmes inscrits dans une histoire qui les dépasse, dans des classes qui s’affrontent et qui produisent des énoncés non pas « vrais » mais conformes à leurs intérêts. Ce que Nietzsche enfin nous a appris, en introduisant une méthode nouvelle dans l’approche de la morale, la méthode généalogique, c’est qu’il il fallait aller « par delà le Bien et le Mal » pour être un homme libre, la morale traditionnelle étant une construction des faibles contre les puissants.
Ces philosophies visent donc l’émancipation du sujet. Mais elles constituent un tournant : le soupçon va maintenant pouvoir porter sur le sujet lui-même, dès qu’il produit un énoncé.
La troisième cause de ce glissement dans l’argumentation est la technologie couplée à l’accélération des échanges et de l’information. Submergé d’informations dans un monde de plus en plus ouvert, le sujet est soumis à la complexité croissante des enjeux et des problèmes, au sein d’un temps qui s’accélère. La conséquence est tout aussi redoutable que celle de la déconstruction du sujet : là où il faudrait plus de temps et de nuances pour comprendre un monde plus complexe, il va falloir… simplifier. La simplification, phénomène fondamental, est donc un processus qui peut être salutaire ou profondément destructeur, dès qu’elle est abusive – et elle l’est mécaniquement de plus en plus. Tout comme les philosophies de déconstruction du sujet peuvent être salutaires dans notre rapport à la vérité, ou produire, c’est la thèse de Heidegger par rapport à Nietzsche, le nihilisme que ce dernier voulait combattre.
La quatrième cause du soupçon et du déplacement de l’argumentation sur le locuteur est tout simplement la faillite objective des Autorités : des media font des erreurs ou produisent une information orientée ; dans tous les domaines, des experts mentent ou se trompent ; des instituts de sondages sont incompétents ou complaisants ; des politiques échouent ou ne se préoccupent pas du bien commun. A chaque fois, il s’agit d’un « Des… ». Mais à la simplification abusive s’ajoute l’autre phénomène central : la généralisation.
Voilà pourquoi le débat a de plus en plus tendance à s’organiser non pas sur des contenus, mais autour des locuteurs et de leurs supposés intérêts. Or, une société qui évolue de la sorte a de plus en plus de mal à rassembler autour de l’idée d’un « Vrai » transcendant les différences et atteignable par la raison. C’est donc une société plus atomisée. C’est enfin, seconde conséquence, une société plus violente et régressive, dans laquelle on s’en prend forcément directement à des catégories d’individus, non à des arguments : les media, les politiques, les sondeurs, les étrangers, les puissants, etc.
Cette société, c’est très largement la notre, celle de la mise en scène des égos et des caractères qui les constituent, de l’imposition de la « légitimité » ou de « l’illégitimité » du locuteur, davantage que de ce qu’il dit. C’est pour cette raison que le projet du candidat (le contenu) a de moins en moins de valeur par rapport au candidat lui-même. C’est aussi une des matrices de la façon dont l’affaire DSK a pu se construire au lendemain du 14 mai : un système qui s’emballe, un DSK piétiné en tant que symbole (des riches, des puissants, etc.) sans qu’il n’y ait de connaissance réelle des faits, une violence médiatique qui se déchaîne, des théories du complot dans tous les sens, des processus de simplification et de généralisation puis, à l’heure où nous écrivons, un possible retournement total de l’affaire.
On peut en tirer deux conclusions : si l’on est optimiste, que cette affaire rappellera un principe Hégélien, à savoir que « le réel se venge toujours de ceux qui ont cru pouvoir s’en passer » ! Finalement, c’est bien lui qui se serait imposé plutôt qu’une bataille symbolique sur les personnes, opposant les forts aux faibles, et on ne peut que s’en réjouir. Ou, hypothèse pessimiste, que cette affaire va renforcer une grille de lecture déjà bien ancrée et ravageuse : « décidemment, on ne peut croire en rien ni personne, la manipulation est omniprésente ».