Le système de valeurs des seniors
Joachim Soëtard, directeur d'études à Ipsos Opinion, présente les résultats de l'enquête Ipsos/Seniors Association réalisée auprès des 50-75 ans. Cette étude démontre l'existence d'une identité 'seniors', fondée sur des valeurs communes, un rapport spécifique au temps, à l'argent, ou à la société.
Qu’est-ce qu’un senior ? C’est sur cette première question, peu simple, qu’il convient de s’attarder au préalable. D’évidence, le terme ne semble pas avoir intégré le vocabulaire commun. Plus exactement, si le "senior" est perçu par les acteurs économiques comme une réelle catégorie, le terme même n’est pas ou peu repris par les intéressés eux-mêmes. Plusieurs éléments gênent cette catégorisation. En premier lieu, le terme "senior" est spontanément associé aux retraités, ou aux personnes en passe de le devenir à court terme, mais beaucoup plus difficilement aux personnes exerçant encore une activité professionnelle. Parallèlement, les seniors sont d’abord perçus par les intéressés comme une création sociale d’institutions recherchant à globaliser une tranche d’âge économiquement intéressante. En définitive, le terme " senior " apparaît donc plus comme une tentative de définition extérieure que comme une réalité collective. Ceci posé, il existe bel et bien une identité des seniors, caractérisée notamment par des valeurs communes.
L’identité des seniors se fonde sur un système de valeurs communes
Les seniors fondent leur identité non sur l'homogénéité des situations, mais sur le partage de valeurs communes. Ce système de valeurs s’organise autour d’éléments relativement traditionnels. La famille (49%), l’honnêteté (45%), le respect (25%) et le travail (20%) sont les valeurs auxquelles ils sont le plus attachés. Il est à noter que ces valeurs ne constituent pas véritablement des points de réaction par rapport à la vision de la société française actuelle. Elles sont davantage perçues par les seniors comme les produits d’une éducation.
A ce premier système de références s’ajoute la notion valorisée de dynamisme, à lier très directement, d’une part, aux évolutions physiologiques (la médecine et la réduction de la pénibilité du travail ayant allongé le temps de vie et reculé l’âge où l’on entre véritablement dans la vieillesse), et d’autre part à l’exigence sociale qui influe sur le comportement du senior. L’extérieur présente l'image sociale d’un senior alliant équilibre et dynamisme, ce qui constitue une forme de norme collective. Ces évolutions se traduisent incidemment par de nouveaux besoins. L’apparence physique, la mode, l’esthétique complètent aujourd’hui l’identité traditionnelle du senior.
Outre leur système de références, les seniors ont en commun leur rapport au temps et leur rapport à l’argent.
Le rapport à l’argent
L’argent n’appartient pas directement au système de référence symbolique des seniors, sans doute parce qu’il n’a pas constitué, à proprement parler, un thème d’éducation. Il n’en est pas moins un moyen avéré d’accéder aux valeurs revendiquées.
Ceci posé, le rapport à l’argent des seniors apparaît aujourd’hui largement décomplexé, parce que déculpabilisé. La disparition de postes de dépendances importants, une fois leurs enfants indépendants ou leur crédit immobilier remboursé leur permet en quelque sorte de redécouvrir l’idée d’une possession personnelle de l’argent.
L’utilisation de l’argent obéit quant à elle à la double logique de satisfaction des besoins et des envies. Ces envies répondent très directement au souhait d’améliorer la qualité de vie, et s’expriment dans la consommation de loisirs (voyages, accès à la culture) mais aussi dans le souhait d’investir dans l’entretien de son logement. Ainsi, 54% des 50-75 ans déclarent que s’ils disposaient d’un peu plus de moyens financiers, ils le consacreraient à la décoration ou à l’équipement de leur maison ou appartement, 33% à leurs vacances et 23% à leurs sorties.
Au delà, de nouveaux postes de dépenses, tels que ceux relatifs à la santé, le maintien, l’hygiène, ont intégré le champ économique des seniors (11% des 50-75 ans consacreraient ainsi un surcroît de moyens financiers à leur apparence). Ces nouveaux postes correspondent à la volonté de continuer à plaire dans une société où l’esthétique est un élément valorisé.
Le rapport au temps
Ces éléments identitaires ne doivent pas occulter l’existence de réels clivages, liés notamment à la question du rapport au temps. Schématiquement, ce dernier est conditionné par la situation professionnelle de l’individu. Si la retraite n’est pas en elle-même synonyme de fin d’activité (63% des 50-75 ans considèrent que la retraite correspond "plutôt au début d’une période"), il reste que le travail demeure un point de référence incontournable.
Si les retraités retrouvent des vertus au temps quotidien, marqué par l’absence de contraintes extérieures et par une liberté de gestion individualisée, les actifs font, pour leur part, face à des exigences nettement moins idéalisées. En effet, la gestion du temps est pour eux un facteur de fragilisation, où se conjuguent occupations professionnelles, vie familiale et personnelle. Ces éléments concourent à expliquer que, pour près de sept seniors sur dix, le terme "préretraite" est perçu comme "plutôt positif". Il semble à cet égard que la fin de la période d’activité professionnelle constitue à proprement parler un temps critique, à même de fragiliser l’individu dans l’ensemble des dimensions implicitement liées au travail : la relation sociale, la famille, etc., et que de la gestion de cette fin de carrière dépend en grande partie la réussite de la retraite.
L’entrée en "seniorat" constitue bien pour une majorité des personnes interrogées, le début d’une nouvelle période. Parallèlement, les seniors ont conscience de la relative brièveté de la période allant de la cessation d’activité professionnelle à l’impossibilité physique d’accomplir les initiatives souhaitées. Le handicap physique (52%), l’état de santé (35%), la dépendance (34%) constituent les principales craintes des 50-75 ans relatives au vieillissement. Cette rareté concourt à associer à ce temps libéré un haut niveau d’exigence. En définitive, ce temps "libéré" n’a pas forcément de valeur positive en soi : il peut certes être espéré et apprécié parce qu’il permet d’exercer des activités personnellement satisfaisantes, mais peut également être, dans le schéma contraire, directement associé à l’idée de désœuvrement et d’ennui.
Le rapport à la société
Un auto-positionnement social construit autour de la notion de préservation :
Les seniors ont le sentiment d’appartenir à un groupe relativement hermétique aux risques, dont ils surestiment par ailleurs le poids au sein de la société française : 61% des 50-75 ans interrogés estiment la proportion des plus de 50 ans à 61%… alors qu’ils ne représentent en réalité que 33% de la population française.
De fait, les seniors se conçoivent, en première approche, comme une classe sociale relativement protégée. Les retraités sont sécurisés par la mécanisation de leur rémunération, par la notion d’acquis, et la fin de carrière est anticipée avec une relative quiétude pour les actifs. Cette évaluation se fait d’autant plus facilement que la situation des autres catégories sociales s’avère, au regard, peu enviable.
En filigrane, on perçoit toutefois quelques éléments de nature à fragiliser les perceptions. Outre la relative précarisation qui accompagne la fin de la période d’activité professionnelle pour certains, la question des revenus marginalise une part importante de la population en question. Une personne sur trois (36%) estime en effet ne pas avoir "suffisamment d’argent pour vivre". Enfin, le devenir professionnel des enfants agit comme une sorte de "piqûre de rappel", en destructurant une valeur forte des seniors, la famille.
Des préoccupations peu spécifiques
Les préoccupations exprimées par les seniors témoignent d’une réelle implication par rapport aux enjeux de société. Le chômage (56%), l’exclusion et la pauvreté (44%), l’insécurité (39%) constituent des domaines d’inquiétude finalement peu différents de ceux des populations plus jeunes.
Bien évidemment, le regard porté par les seniors sur la société s’opère également au travers de la question des retraites. Le diagnostic opéré sur le système actuel semble sévère. Ce système apparaît en premier lieu arbitraire – dicté par la loi, sans fondement philosophique, inégalitaire, puisqu’il permet à certaines catégories sociales de cesser leur activité plus tôt que d’autres. La moitié des 50-75 ans le déclarent "plutôt injuste" (47%). Il est enfin perçu comme fragilisé, à moyen terme, par l’évolution de la structure sociodémographique : 82% des 50-75 ans se disent par exemple "inquiets" en pensant au montant des retraites qui leur seront versées dans 10 ou 15 ans. Dans ce contexte, le recours aux fonds de pension apparaît comme une réelle alternative (74% s’y déclarent plutôt favorables)
La matérialisation du lien social
En fait, il s’avère que le rapport strictement personnel à la société s’enrichit de dimensions liées au devenir des générations plus jeunes. Le rapport à la société n’est pas, loin s’en faut, individualisé, mais plutôt vécu selon un schéma patriarcal – matriarcal : même s’ils ne sont pas directement touchés par les faits sociaux, les seniors vivent l’impact des évolutions sociales via leurs proches, et notamment leurs enfants. Ce rapport social aux enfants s’organise autour de deux différents pôles : le principe de sécurité économique, pour laquelle on dénote cependant une tendance à l’assistanat (35% des 50-75 ans déclarent accorder "une aide financière régulière à leurs enfants"), et l’aide morale, pour laquelle le senior se sent à l’inverse plus en phase et plus valorisé par son expérience.
En revanche, les seniors n’évoquent que très sporadiquement l’accompagnement de leurs propres parents, peut-être parce que cet accompagnement renvoie à la crainte de leur propre dépendance future. Ainsi, à la question "dans les années qui viennent, quel sera selon vous le souci des gens qui ont plus de 50 ans ?", seulement 22% des 50-75 ans répondent "la charge que représentent leurs parents", alors qu’ils sont pratiquement deux tiers (64%) à évoquer "la charge que représentent leurs enfants".
Si cette implication – économique ou intellectuelle – dans le devenir de sa descendance maintient un lien direct avec des problématiques telles que le chômage ou l’environnement, force est de constater que d’autres éléments, pourtant essentiels au lien social, sont peu cités. La politique souffre ici, comme ailleurs, d’un net désaveu. Moins d’une personne sur trois (30%) conçoit le terme "politique" comme positif, contre 65%. En conséquence, le vote n’apparaît pas en soi comme un acte de participation sociale, tout au plus comme une habitude. Ce résultat ne doit certes pas occulter le fait que les clivages politiques entre gauche et droite existent au sein de cette catégorie d’âge. La religion, les 35 heures, la bourse, la publicité et bien entendu le PACS sont autant de termes autour desquels se constituent les idéologies respectives. Mais l’activité politique semble très largement impopulaire.