Les habitants et les experts constatent l’échec de la "politique de la ville"
Une grande enquête réalisée par Ipsos pour la Caisse des Dépôts et Consignation auprès des habitants des " quartiers difficiles ", des experts en urbanisme et du grand public urbain dresse un bilan sévère de la " politique de la ville ". La majorité des habitants de ces quartiers déshérités expriment leur mécontentement et leur désir d’en partir.
La ségrégation urbaine est un problème majeur. Ce n’est pas, à proprement parler, une révélation. Mais la grande enquête menée par Ipsos pour la Caisse des Dépôts et Consignation, intitulée " Vivre la ville ", met crûment en lumière la gravité de la situation. Cette étude a le mérite d’avoir été réalisée auprès de trois populations différentes : les habitants des " quartiers difficiles " concernés par la politique de la ville, ceux qui vivent dans des agglomérations de plus de 20 000 habitants et enfin les experts en urbanisme (élus, fonctionnaires, architectes etc.)
Le diagnostic de tous est sévère pour les quartiers les plus défavorisés. Les principaux intéressés ne masquent pas leur malaise face à leur environnement urbain. Alors qu’ils se déclarent majoritairement satisfaits de leur logement, de leurs conditions de vie et de la commune dans laquelle ils vivent, ces habitants ne cachent pas leur mécontentement par rapport à leur " quartier ". Les professionnels de l’urbanisme sont tout à fait conscients de cet état de fait, au point d’être près des deux-tiers à penser que les habitants des " quartiers difficiles " vivent mal leur situation géographique. L’ensemble du public urbain a une vision encore plus noire de ces fameux quartiers : près de huit personnes interrogées sur dix considèrent que leurs habitants sont mécontents d’y vivre.
Plus grave encore, l’espoir que les choses vont s’améliorer dans le futur est minoritaire. Un gros tiers seulement des intéressés y croient. La majorité des urbanistes pense même que ces quartiers verront leur situation se détériorer dans les années qui viennent. On n’y vit d’ailleurs pas de son plein gré. Une majorité absolue (53%) de personnes interrogées déclarent ne pas avoir " choisi le quartier " difficile dans lequel elles résident. Les urbanistes, qui ne sont pas soumis à un biais d’auto-justification, sont sans doute plus près de la réalité en répondant à une immense majorité (82%) que ces populations ne se sont pas regroupées volontairement.
Le mal-être se traduit encore par le manque de fierté à l’égard de son propre quartier. Dans ces zones urbaines dites sensibles, on craint souvent l’impression d’un visiteur qui découvre le quartier où l’on habite. Rien d’étonnant si une majorité absolue (55%) de leurs habitants déclare souhaiter quitter ce lieu dévalorisé. Les urbanistes estiment même que les trois-quarts de ces habitants sont tentés par la fuite. Mais la réaction de ces deux populations diverge sur le réalisme de cette solution. Les deux-tiers des habitants désireux de quitter leur quartier se rassurent en répondant qu’ils " pourront le faire " au moins " d’ici quelques temps ". Les urbanistes sont autrement plus pessimistes : selon eux, l’immense majorité de ceux qui résident dans les " quartiers difficiles " en resteront prisonniers.
Quelles sont les principales difficultés rencontrées par les habitants de ces quartiers ? Le " reproche " qui arrive nettement en tête fait référence à la ségrégation sociale ou à la coexistence entre communautés ethniques ou culturelles différentes : " La population qui y vit ne vous plaît pas toujours ". La question de l’immigration concentrée en certains lieux apparaît ici en filigrane. Le manque de loisirs et la " laideur " de ces quartiers sont cités en deuxième et troisième positions. Les " experts " parlent, eux aussi, de " la population qui y vit " ainsi que de " l’ennui ".
La sécurité est l’autre grand thème qui explique le mal-vivre de ces populations. " Lutter contre l’insécurité " est le remède spontanément le plus souvent cité par les intéressés. Sécurité, emploi et propreté sont les trois préoccupations quasi-unanimes des habitants. Les urbanistes privilégient également la sécurité. Ils y ajoutent l’emploi, mais aussi les transports et l’école.
Ce souci de sécurité s’éclaire lorsque 55% des habitants de ces quartiers déclarent qu’il est facile d’y trouver de la drogue et même 29% des armes… Les spécialistes de ce terrain urbain délabré ont une vision encore plus dramatique de la réalité : 91% pensent que la drogue y est très présente et 61% d’entre eux estiment que les armes sont " faciles à trouver ". Par contraste, 63% des habitants et 86% des experts déplorent que les policiers, eux, soient " difficiles à trouver ". On s’explique aisément que 56% des habitants des quartiers estiment " indispensable " de pouvoir y disposer de postes de police. Les experts sont aussi nombreux à donner la priorité à ce type d’équipement même s’ils citent en premier les " petits commerces ".
A lire l’ensemble des résultats de cette enquête, l’échec de la " politique de la ville " est flagrant. Les spécialistes de la question sont les premiers à en convenir : 57% des experts interrogés par Ipsos jugent négatif le bilan de " la politique d’urbanisme de ces dernières années ". Les spécialistes de l’urbanisme battent leur coulpe. Une écrasante majorité d’entre eux reconnaissent que " les choix des politiques d’urbanisme " expliquent largement la situation actuelle dans les quartiers déshérités.
La France urbaine dans son ensemble regarde avec une certaine distance ces zones urbaines qui font peur. Seulement 12% des habitants des communes de plus de 20 000 habitants estiment qu’elle vivent dans " un quartier difficile ". Cette réalité est plus souvent vécue par les jeunes de 15 à 24 ans (15%), par les ouvriers (20%), en Ile-de-France (15%) ainsi que par les titulaires de revenus modestes (18%). Les malheurs des " quartiers difficiles " ne concernent qu’une minorité de la société française mais ils sont dangereusement concentrés géographiquement.