Les limites du libéralisme français

Jérôme Jaffré, directeur du CECOP, dresse dans "le Monde" le portrait d'une "nouvelle France" qui se convertirait au libéralisme économique et culturel. L'examen des enquêtes d'opinion autorise une analyse sensiblement différente.

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  • Jean-François Doridot Directeur Général Public Affairs
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En cette fin tourmentée de millénaire, la France se convertit-elle doucement au libéralisme tant économique que culturel ? Telle est la thèse développée dans le Monde du 14-15 août qui annonce, à la une, le "portrait d'une nouvelle France". Jérôme Jaffré, directeur du CECOP (Centre d'études et de connaissances sur l'opinion publique), explique que, désormais, "la gauche accepte le marché, la droite admet la différence".De manière complémentaire, Gérard Grunberg, directeur de recherche au Cevipof-CNRS, soutient que "la montée des valeurs universalistes fait obstacle à la tentation xénophobe".Ces thèses se nourrissent d'une série d'enquêtes d'opinion. Si certaines des tendances exposées sont incontestables, les conclusions qui en sont tirées le sont moins.

L'adhésion au libéralisme économique des Français mérite, tout d'abord, d'être nuancée. Le thème des nationalisations n'est certes plus – et depuis un certain temps – le "marqueur idéologique" qu'il a longtemps été. L'électorat de gauche réapprécie positivement les privatisations, comme le relève Jérôme Jaffré, avec d'autant plus de facilité que Lionel Jospin privatise avec plus d'entrain qu'Alain Juppé. Encore les sondés sont-ils loin d'être massivement partisans d'un démantèlement du secteur public. Selon une enquête L'Expansion-LCI-BVA (1), la privatisation partielle de ces entreprises était généralement préférée, à l'exception des cas du Crédit Lyonnais et d'Air France.

La mondialisation est, quant à elle, l'objet de beaucoup plus de réserves dans l'opinion que ne le suggère le directeur du CECOP. Celui-ci cite une enquête de la Sofres d'où il ressort que la mondialisation est jugée "une bonne chose pour la France" par 53% des personnes interrogées, contre 35% d'avis contraire. Est-elle pour autant considérée comme une "bonne chose" pour les Français eux-mêmes ? On peut en douter à la lecture d'un sondage Challenges-CSA (2). Si 58% des sondés répondent effectivement que "la France a plutôt à gagner à la mondialisation" (contre 24% "plutôt à perdre"), 72% avouent qu'ils sont "personnellement méfiants" lorsqu'ils pensent à la "mondialisation" (contre seulement 24% de "confiants"). Si 59% estiment qu'elle rendra les entreprises "plus compétitives", 63% pensent qu'elle est "un bienfait pour les riches et un danger pour les pauvres". La mondialisation serait une "bonne chose" pour les entreprises (59% contre 25%) mais pas pour les salariés (respectivement 36% contre 46%). Toujours selon cette enquête, les Français s'inquiètent des menaces que fait peser ce phénomène sur leur système de protection sociale.

La libéralisme culturel de la "nouvelle France" est encore plus sujet à caution. Il convient d'abord d'éviter d'amalgamer, sous les vocables de "tolérance" et de "permissivité", des attitudes aussi diverses que celles que l'on peut avoir face à la peine de mort, à la xénophobie, à l'homosexualité, à la nation ou à l'autorité. Il est parfaitement possible et cohérent d'accepter l'homosexualité et d'être attaché à la nation…

Les auteurs cités plus haut soulignent le recul de la xénophobie au cours des dernières années. L'évolution est réelle selon toutes les enquêtes, même si elle ne doit pas être surestimée. Une enquête Le Monde-CSA (3) montre que le pourcentage de ceux qui pensent que "les travailleurs immigrés représentent plutôt une charge pour l'économie française" est passé de 54% en 1990 à 45% en 1998. Pour cette dernière année, ils n'en sont pas moins encore un peu plus nombreux que ceux qui y voient un "apport positif" (42%). Jérôme Jaffré cite une étude Parisien-Cofremca (4) à l'appui de sa thèse. La même enquête révèle toutefois que 47% des personnes interrogées estiment que "les immigrés profitent de nombreux avantages qui devraient être réservés aux Français"…

L'évolution de l'opinion hexagonale à l'égard de la peine de mort est encore moins contestable. Près de vingt ans après son abolition, le châtiment capital s'efface de la mémoire nationale. Ses partisans sont effectivement de moins en moins nombreux. Mais ils constituent toujours une forte minorité. Surtout, cette question est éminemment sensible à la conjoncture. Les attentats terroristes qui ont ensanglanté la France à la fin des années quatre-vingts avaient provoqué un durcissement de l'opinion. Selon une enquête France-Soir-Louis-Harris (5), 34% des sondés reconnaissaient avoir "changé d'avis sur le rétablissement de la peine de mort" suite aux attentats terroristes de cette époque.

La tolérance croissante dont fait preuve la société française à l'égard de l'homosexualité n'autorise aucunement à proclamer l'avènement d'une ère de "permissivité" généralisée. Le directeur du CECOP pointe précisément "la montée persistante de thèmes touchant à la nation, à la sécurité et à l'autorité" même s'il les assimile négativement et globalement à des "tentations autoritaires et de repli". Le fait est que la gauche a fini par s'aperçevoir que l'insécurité n'était pas qu'un fantasme. Sur ce sujet, l'opinion est tout sauf permissive. Une enquête Paris-Match-BVA (6) montre qu'une majorité de sondés est favorable à l'éloignement des mineurs délinquants et même à une réouverture des "maisons de correction". La proportion de ceux qui trouvent les juges "trop sévères" avec les "petits délinquants" a régulièrement diminué de 1980 à 1997, selon une série de sondages Sofres.

Le besoin d'autorité à l'école est également largement partagé. Jérôme Jaffré note que pour 61% des Français, elle doit prioritairement donner "le sens de la discipline et de l'effort", seulement 36% privilégiant la formation d'"esprits éveillés et critiques". On peut simplement se demander si la question posée en ces termes demeure aujourd'hui pertinente. Dans le contexte culturel actuel, n'est-ce pas plutôt en osant appeler à "l'effort" que l'on éveille "l'esprit critique" ?

Sur la plupart de ces sujets, l'auteur souligne le rapprochement des réactions des électorats de droite et de gauche. C'est une conséquence aussi naturelle qu'incontestable de la convergence idéologique croissante des "partis de gouvernement". Ceci n'a d'ailleurs pas échappé aux Français: selon une enquête Humanité-Hebdo-Ipsos (7), 53% ont le sentiment que "la gauche et la droite défendent des projets de société" plutôt ou très "proches".

Mais on infèrerait à tort de cette tendance une homogénéisation politique en profondeur de la société française. Les clivages décisifs ne sont certes plus ceux auxquels les politologues avaient l'habitude de se référer comme la peine de mort ou les nationalisations. Ils portent autrement plus sur la place de la nation, la sécurité ou encore l'enseignement. Sur ces questions majeures, les lignes de fracture sont au demeurant plus sociologiques qu'étroitement politiciennes.

Faut-il "renforcer les pouvoirs de décision de l'Europe" ou bien "maintenir la souveraineté de la France" ? A cette question posée par Ipsos pour le Point le jour même des élections européennes (8), les réponses varient de 12 points selon que l'on est de "droite" ou de "gauche", mais de 26 points selon que l'on est ouvrier ou cadre supérieur et de 29 points entre les niveaux d'études primaire et supérieur. La bonne vieille question de la peine de mort est elle-même désormais plus clivante sociologiquement que politiquement: l'écart entre ses partisans et ses adversaires passe de 14 points sur la polarité droite-gauche à 25 points sur l'opposition ouvriers-cadres supérieurs, d'après une enquête France-Soir-Ifop (9). Les différences d'attitude sur les enjeux de la période sont vraisembablement plus encore corrélées avec la situation sociale concrète des personnes interrogées dont les catégories socio-professionnelles statistiques ne rendent compte que très imparfaitement.

La diversités des évolutions qui travaillent la société française rend risquée la tentation d'interprétations excessivement globalisantes. "L'universalisme, qu'il soit chrétien ou qu'il soit issu des Lumières, fait ainsi obstacle à la réaction anti-universaliste", conclut Gérard Grunberg au terme d'une analyse privilégiant la montée de valeurs "humanistes". Les enquêtes d'opinion, avec leurs données contradictoires, garantissent difficilement une affirmation aussi tranchée.

  1. 977 personnes interrogées les 23 et 24novembre 1998.
  2. 1008 personnes interrogées les 18 et 19 septembre 1998.
  3. 1040 personnes interrogées du 23 novembre au 1er décembre 1998.
  4. 2300 personnes interrogées annuellement.
  5. 800 personnes interrogées le 7 septembre 1986.
  6. 1011 personnes interrogées les 15 et 16 janvier 1999.
  7. 977 personnes interrogées les 22 et 23 mai 1998.
  8. 4633 personnes interrogées le 13 juin 1999.
  9. 1001 personnes interrogées les 5 et 6 février 1998.
Auteur(s)
  • Jean-François Doridot Directeur Général Public Affairs

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