Les mangas et les français : l'imagination sans limite
Les animes, l’entrée dans le monde des mangas.
Sur le plan quantitatif, l’enquête Fast Facts réalisée par Ipsos mi-novembre[1] montre que les dessins animés popularisent les mangas, 12% des interviewés déclarant les regarder très régulièrement, 21% occasionnellement – à la sortie d’un nouveau tome ou d’une nouvelle saison, 27% rarement, mais cela pouvant arriver si le manga les intéresse. La télévision (54%) est le média n°1, suivie des plateformes de streaming généralistes (49%), loin devant les DVD ou les plateformes spécialisées (16%).
En ce qui concerne les livres de mangas, les résultats passent à respectivement 9% de lecteurs très réguliers, 13% occasionnels, et 19% rares. 59% affirment ne jamais en lire, contre 41% qui disent ne jamais en regarder : l’écart de 18 points entre livres et animes peut s’expliquer par l’exercice exigé d’une bande dessinée qui se lit à l’envers, de gauche à droite, est très rarement en couleur, part même d’un mot peu flatteur (manga se traduisant à l’origine par « dessin sans but précis »). A l’inverse, ces spécificités motivent sans doute les amateurs à aller dans un point de vente pour se familiariser concrètement avec les mangas-papier et les parcourir : 40% les achètent en grande surface, 37% dans une librairie généraliste, 31% en librairie spécialisée ; les sites on line qui donnent accès aux mangas en format digital ne sont cités que par 19%.
Il semble qu’une vraie addiction puisse se créer : 13% disant en avoir lu ou regardé plus de vingt, 19% entre 10 et 20, 18% entre 5 et 10 ; les autres, 50%, entre 1 et 5.
S’il fallait faire le portrait-robot d’un afficionado aux mangas, ce serait un homme entre 18 et 34 ans, habitant Paris et région parisienne, CSP - ; et à l’inverse, le moins friand de ces bandes dessinées japonaises serait une femme, âgée de 55 à 75 ans, dans le Sud-Est, inactive. Comment continuer à fidéliser les premiers, et surtout comment recruter les secondes ?
Les genres préférés des Français.
Le shônen est le grand gagnant : incarné par Dragon Ball, Naruto, One Piece, Bleach, Demon Slayer…, il est préféré par 42% des interviewés, devant le seinen (Death Note, Tokyo Ghoul, L'Attaque des Titans, Ajin…), le shôjo avec 19% (Fruits Basket, Ultra Maniac, Nana…), le josei avec 16% (destiné à un public plutôt féminin de jeunes adultes – Nodame Cantabile, Paradise Kiss, Kids on the Slope, Chihayafuru, Blue). 13% des interviewés (dont 17% des hommes) n’hésitent pas à dire qu’ils préfèrent les mangas érotiques (YURI, YAOI, HENTAI).
Les raisons du succès des mangas.
Sur le plan qualitatif, ConnectLive, la communauté on line d’Ipsos[2], permet d’aller plus loin dans la compréhension du phénomène mangas avec plusieurs types d’explications :
- La télévision a joué un rôle essentiel dans sa propagation, avec notamment le Club Dorothée qui a fait découvrir les dessins animés et les séries japonaises à une génération entière de Français qui se sont attachés à Goldorak, Albator, Nicky Larson, etc., les parents et grands-parents des ados d’aujourd’hui. C’est aussi l’époque de l’arrivée des restaurants japonais en France, des livres de managements inspirés par les traités des Samouraïs, de toute une influence japonaise particulièrement riche dans les années 80.
- De plus en plus d’éditeurs sont progressivement apparus sur le marché et ont contribué à la popularité d’un nouveau genre, fait de « petits formats, dessins simples, faciles et rapides à lire », accessibles financièrement, les mangas coûtant « 50% moins cher qu’une BD Album traditionnelle ». Des enseignes généralistes comme la FNAC ont aussi joué un rôle majeur, donnant aux mangas une grande visibilité et leur reconnaissant des lettres de noblesse sur le plan littéraire.
- L’origine japonaise représente un arrière-plan intriguant, riche et valorisant, en tant que « pays qui attire beaucoup de monde, par son pays, sa culture, son histoire », avec une part de mystère : « C'est un univers très spécial et très fascinant de par ses codes, ses façons de se vêtir, de se coiffer... ». Transposer au Japon, sur le mode de la fiction, des problématiques générationnelles semble aussi montrer aux lecteurs français qu’elles sont partagées, voire universelles, grâce à « la présence de personnages dont l’âge est similaire à celui des lecteurs, avec des images simplifiées à la manière d'une BD, qui reprennent les codes japonisés qui attirent ».
- Les mangas créent des liens intergénérationnels (« A l'époque, je ne connaissais pas du tout les mangas, je les ai découverts grâce à mon fils quand il était ado, il s'y intéressait beaucoup »). Du point de vue des parents, l’un des intérêts des mangas est d’initier à la lecture, à la fois grâce au format (« Ça permet aux jeunes de tenir un livre, de suivre une histoire et de s'évader. Il y a d'ailleurs certains mangas qui se déclinent en roman (surtout pour la jeunesse). Donc c'est un bon levier ! »), à la quantité de texte dans les contenus, et à la projection et l’identification (« La construction imagée immédiate des personnages est un bon élément pour entrer dans le récit, leur âge correspond souvent à celui des jeunes lecteurs et leurs préoccupations deviennent alors similaires »).
Si le débat reste ouvert pour savoir si les bandes dessinées, mangas compris, sont une lecture à part entière ou si « rien ne remplace les ouvrages classiques pour apprendre le vocabulaire et les règles de la grammaire française », la question qui rassemble les participants est morale, avec la critique de la violence, de la sensualité exacerbée, de situations inadaptées au jeune public sans avertissement, pour éviter le caractère choquant et déstabilisant de certains mangas. - Sur le plan des contenus, pour la majorité des participants amateurs de mangas, l’extraordinaire diversité des genres, de la science-fiction au romantisme échevelé en passant par la violence et la transgression sexuelle, répond à un « besoin d'évasion, d'exotisme, de monde virtuel » d’autant plus fort pour s’échapper du présent et libérer son imagination. D’autres y voient aussi le reflet plus ou moins trash de la société japonaise (mais pas seulement) pour sensibiliser à la situation des femmes, aux tensions entre traditions et globalisation, archaïsmes et libertés, aux problèmes des adolescents eux-mêmes (« certains mangas traitent des sujets parfois tabous comme les relations amoureuses ou les troubles alimentaires comme l'anorexie. Très éducatif tout en douceur. Et aussi l'homosexualité masculine, le harcèlement professionnel et le burn out »).
- Le traitement graphique a une originalité unique en son genre et a fait irruption dans le contexte stylistique de bandes dessinées type Marwell, Tintin, Astérix, Blake & Mortimer, etc., où il a créé un appel d’air : « Peut-être les Français comblent-ils leur manque d'expressivité ? Tout dans les mangas japonais est extrême, les émotions, les mimiques, les gestes... Le Français éduqué est dans la retenue, pas les mangas ! », inspirant à son tour les Occidentaux : « On a même des mangaka français, tel que Tony Valente, le premier dont la série a été traduite en japonais d'ailleurs ».
Pour autant, personne n’imagine que les bandes dessinées traditionnelles seront remplacées par les mangas. Les premières renvoient à des styles et des écoles, les seconds, au-delà des différences d’inspirations et de graphismes, à toute une culture liée à leur substrat japonais qui ouvre sur un autre univers.
Les bandes dessinées traditionnelles semblent d’autant moins menacées qu’elles se renouvellent avec :
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De nouveaux auteurs et dessinateurs européens qui se libèrent de l’influence des pères fondateurs de Pilote, Fluide glacial, etc. : « il y a toujours un foyer puissant de scénaristes et de dessinateurs de BD en France et en Belgique » et réinterprètent la diversité des styles (« L'école italienne avec Hugo Pratt et Manara par exemple, l'école belge avec des auteurs comme Hergé ou Jean Roda, pour l'école française, on retrouve Tardi ou Gotlib »)
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De nouveaux référents historiques, géographiques, psychologiques, etc. : « Il suffit de regarder les ventes des Mortelle Adèle (des BD courtes, en petit format, comme l'était nos Tom Tom et Nana – qui sont d'ailleurs encore beaucoup lus), des Légendaires (aventure, fantastique), ou de Boule à zéro ! Côté adulte, on a la diversité des séries (Sillage ou Les Arcanes du Midi-Minuit côté Science-Fiction, Les vieux fourneaux ou Les beaux étés côté BD histoire de vie), du développement personnel avec Le jour où... de Beka, et les "romans graphiques" (L'odyssée d'Hakim) ».
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Quand le manga devient réalité.
Dernier point à propos des mangas, l’une de leurs forces est de déculpabiliser et de créer de la connivence entre amateurs, du signe le plus discret (« Le côté kawaii m'a attiré étant ado, et même à 38 ans, j'ai encore un porte-monnaie Hello Kitty, j’ai fréquenté des Japan Expo, j'ai mis des dreads bleu turquoise ») au plus absolu avec les cosplays.
Comme l’affirme une participante, « la France est le second pays au monde à adopter les cosplays... ». Si certains participants s’y disent absolument réfractaires, beaucoup d’autres voient dans le cosplay un univers assez tentant qui va du plus ludique au plus sophistiqué. Sa limite semble d’être inspiré essentiellement par la pop culture et les mangas, ce qui le destine ou à des adolescents qui ont envie d’incarner tel ou tel personnage ou à des adultes décomplexés qui en font un vrai hobby (« C’est un magnifique loisir, d'autant plus que les jeunes gens qui se déguisent élaborent eux-mêmes leurs costumes, ce qui demande un certain talent »).
Les plus enthousiastes conçoivent eux-mêmes leur costume : « Je me suis déjà rendue à plusieurs convention cosplayée en Elfe, en "La Fille des Enfers", et en "Mario". Je prépare actuellement un cosplay reprenant Lightning, un personnage de Final Fantasy XIII pour les conventions en 2023. Les mangas, définitivement sans limite !»