Les nouvelles frontières politiques en France
La quête d’identité,au centre des nouveaux clivages politiques
En moins de vingt ans, la France a connu six alternances. Pendant cette période politiquement instable marquée par de profondes transformations économiques et sociales, son échiquier politique a vu l’irruption de forces nouvelles ou régénérées, le Front National et l’Ecologie. Des personnalités 'hors champ', comme Bernard Tapie ou Daniel Cohn-Bendit, sont parvenues ponctuellement à mettre en évidence les faiblesses de l’offre politique à l’occasion de scrutins secondaires. En 1988, une France 'conservatrice' a réélu un président appartenant à la gauche, rassurant et garant d’une forme de continuité. En 1995, les Français ont choisi un président issu de la droite, fort d’un discours de rupture fondé sur le constat de la fracture sociale. Paradoxalement, au cours de ces deux décennies, le paysage des partis n’a pas connu de bouleversements majeurs. La fin fréquemment annoncée du clivage gauche-droite n’empêche pas le Parti socialiste, le Parti communiste, l’UDF et le RPR de dominer encore la scène politique. Le Front National, qui connaît une crise sans précédent, semble laisser la voie libre, à droite, à un 'retour à la normale'. La mouvance écologiste, incapable de sortir de ses carences de structure et d’organisation, ne paraît pas pour l’instant en mesure de remettre eu cause, à gauche, l’hégémonie socialiste.
Dans une société en pleine mutation, le système politique est-il pour autant condamné à ne pas évoluer ? Du point de la demande politique, la lecture de l’enquête Ipsos montre à quel point les lignes de clivage sont en train de connaître de significatives évolutions. Le clivage gauche-droite est-il en voie de disparition ? Selon les données Ipsos, la réponse est non. Y-a-t-il, au-delà de ce clivage culturel traditionnel, une grille de lecture plus complexe ? La réponse est oui : elle s’organise autour de la relation à l’identité.
Pour répondre à ces questions, il a fallu d’abord répertorier et tester l’adhésion des Français sur les principaux enjeux de controverse qui ont marqué le débat politique depuis l’élection présidentielle de 1995. La liste ne prétend pas être exhaustive mais elle couvre des sujets très variés, 'privés' ou 'publics'. On a également mesuré le degré de réceptivité des Français aux nouveaux 'mots' de l’économie des années 2000, confrontés à ceux d’un vocabulaire plus traditionnel, et à la perception du rôle de l’Etat, notamment dans l’hypothèse d’une nouvelle alternance politique. Cette étude, dont la lecture s’appuie sur une batterie d’indicateurs de positionnement politique, a fait l’objet d’une analyse typologique qui identifie de manière plus dynamique ces nouveaux comportements.
Concernant les questions de morale et de mœurs, les Français sont en l’an 2000 soucieux et tolérants en matière de liberté individuelle, bien que toujours réticents sur certaines questions sensibles comme l’usage de la drogue. Le consensus est de mise en faveur de la contraception et de l’euthanasie. Ils se montrent, en revanche, majoritairement réticents sur l’adoption d’enfants par les couples homosexuels, sur la légalisation des drogues douces et sur la poursuite de la recherche en matière de clonage génétique. Malgré sa vulgarisation, l’irruption de la pornographie à la télévision fait encore débat : plus de 40 % des Français sont favorables à son interdiction.
Les différentes thématiques internationales sont rarement l’objet de consensus, fournissant de fait la première preuve que le rapport au monde devient progressivement un facteur majeur de clivage des opinions. Huit ans après le référendum de Maastricht, l’Europe continue à susciter division et controverse. Au-delà de l’adhésion suscitée par la taxe Tobin ou par l’annulation de la dette du tiers-monde, on note des opinions beaucoup plus partagées sur des sujets d’actualité comme l’affaire Haider, le débat sur la souveraineté ou encore l’intégration de la Turquie à l’Union.
Rapport au monde mais aussi et surtout le rapport à l’autre comme ligne de partage : tel est l’un des enseignements majeurs de cette enquête. Les enjeux mettant en cause le débat sur l’intégration des populations étrangères est celui qui divise le plus aujourd’hui l’opinion française. C’est sur cette question majeure qu’électeurs de gauche et électeurs de droite s’opposent le plus. On est frappé par l’équilibre de toutes les réponses aux questions portant sur ce sujet. En revanche, et c’est une marque significative de la fermeté de l’opinion française sur ce thème, la perspective d’une nouvelle vague d’immigration est rejetée par 71 % des personnes interrogées.
En matière de réforme des institutions, les Français se montrent sélectifs. C’est d’abord la confirmation d’une adhésion, sans surprise, au quinquennat. Elle est sans doute plus le signe d’une volonté inconsciente de voir les respirations de la vie politique s’habituer aux nouveaux rythmes de la société qu’un désir réel de voir transformer en profondeur le fonctionnement de la Vème République. L’attrait pour la souplesse s’exprime également à travers le désir majoritaire de préserver la possibilité de 'fabriquer', grâce aux urnes, le système de la cohabitation : 53 % des Français s’opposent à sa 'mise à mort' institutionnelle.
Lorsqu’on les interroge sur le fonctionnement des différents rouages de l’Etat, les Français expriment une volonté très marquée pour la réforme. L’Etat doit changer et s’adapter à une société nouvelle. Le point de vue est souvent partagé à des niveaux comparables par les sympathisants de gauche et par ceux de droite. Ainsi, 82 % des Français souhaitent l’instauration d’un service minimum lors des grèves dans le service public, 72 % demandent l’allongement de la durée de cotisation des fonctionnaires pour leur retraite. Les deux tiers des personnes interrogées approuvent la régionalisation du système éducatif. On va même jusqu’à très largement souhaiter le salaire au mérite dans la fonction publique et la poursuite de la privatisation des grandes entreprises françaises, y compris à gauche ! Mais on souhaite aussi un Etat fort et ferme. 85 % demandent le placement des délinquants mineurs dans des internats spécialisés. Une majorité de Français souhaite l’armement des polices municipales. Cette majorité est encore plus nette lorsqu’on suggère de supprimer les allocations familiales dans certains cas (délinquance, absentéisme à l’école).
Face à la nouvelle économie, les Français témoignent d’une vision positive des mots clefs qui la caractérisent : 'Concurrence' fait figure de mot 'magique' ( 84% d’évocations positives) . Mais le très bon score de l’Etat (73 % d’opinions favorables) atteste de l’ambivalence de l’opinion à ce sujet, à l’image de celle des principaux responsables politiques. “Internet”, “Bourse”, “Profit” sont plutôt plébiscités. Les termes de vocabulaire plus conceptuels comme la mondialisation, le capitalisme sont plus controversés. Egalement controversés, les 'stock options', qui n’en demeurent pas moins majoritairement populaires. Les Français veulent un système économique plus ouvert, plus concurrentiel où l’argent n’est plus tabou mais où l’Etat préserve sa place prépondérante : dans les cinq domaines testés, une majorité de Français souhaite que l’Etat 'intervienne plus'.
Et la droite ? Si elle devait revenir aux affaires en 2002, elle n’aurait pas la partie facile car bien peu de réformes faites par la gauche ne suscitent une véritable volonté de remise en cause. Les emplois jeunes, le RMI semblent toutefois les plus fragiles aujourd’hui dans l’opinion française.
A partir de l’ensemble de ces données, Ipsos a construit une typologie qui permet de lire plus finement les contours des nouvelles frontières politiques.
L’enquête Ipsos semble indiquer qu’idéologiquement, les Français penchent aujourd’hui plutôt à droite. Ils sont 43 % à se positionner 'franchement à droite' ou 'plutôt à droite' contre 39 % qui se revendiquent de gauche. Lorsqu’on les interroge sur des dimensions plus électorales, il est à noter l’exceptionnelle incertitude qui marque la perspective des législatives. Quant à l’élection présidentielle, elle semble donner momentanément aujourd’hui un avantage à Jacques Chirac.
Au-delà de ces classifications traditionnelles, Ipsos a identifié quatre grands types de comportements. Deux d’entre eux sont les héritiers les plus directs de la classification gauche-droite : les 'lutteurs' et les 'marchands', d’importance équivalente (respectivement 18% et 22% de l’échantillon) sont des groupes minoritaires. Ils sont les plus facilement identifiables dans leur comportement politique. L’image négative de l’argent, la nécessité de changer le capitalisme, la quête d’égalité, la tolérance morale sont les premières marques du groupe des 'lutteurs'. Il est le premier socle politique de la gauche plurielle et la base électorale privilégiée de Jospin.
Les 'lutteurs' sont attachés à l’Etat, à son rôle protecteur. L’analyse typologique d’Ipsos montre encore que les deux piliers autour desquels s’organise le combat des 'lutteurs' sont l’évolution du rôle de la police et l’univers de la bourse.
Leur tolérance en matière de mœurs est forte. Ils se montrent très réticents sur toutes les nouvelles tendances de la nouvelle organisation économique (stock options, actionnariat des salariés, salaire au mérite, etc.). Les 'lutteurs', c’est le groupe qui représente le socle identitaire de la gauche.
Le groupe de 'mutants' apparaît comme le plus hétérogène, le plus complexe de tous. Les 'mutants' parlent de futur, d’ouverture, de métissage. En matière d’intégration, ils sont les plus ouverts. Dans la nouvelle économie, ils ont totalement adopté les nouveaux habits du système : 'bourse, profit, start-up, stock option, etc.'. Les mutants sont majoritairement des mutantes et plus de la moitié de ce groupe a moins de 35 ans. En matière de mœurs, leur seuil de tolérance est maximum. En matière politique, il constitue, sans nul doute, le groupe le plus imprévisible.
A l’opposé, les 'gardiens' (31% de l’échantillon) s’inquiètent de l’avenir. Face à une société qui change, ce qui vient de l’étranger représente souvent leur inquiétude n°1. Le réflexe 'sécurité' est significatif et plus élevé que la moyenne. Les gardiens' adoptent le réflexe de la protection identitaire, en opposition à leurs premiers opposants, les mutants en quête d’identités nouvelles.
Les 'gardiens' sont les plus déterminés à voir souhaiter l’armement des polices municipales. Les gardiens, dont une composante minoritaire mais significative se dit de gauche, sont très réticents à l’égard de l’Europe. Ils restent attachés par réflexe de protection au maintien d’un Etat prééminent.
Ces deux groupes nourrissent de manière très significative les populations électorales les plus hésitantes dans la perspective du double rendez-vous électoral de 2002.
Le groupe des 'marchands' représente environ un Français sur cinq. Il est l’opposé du groupe des 'lutteurs'. Il se revendique très clairement à droite notamment sur le plan de la morale et des mœurs.
Son marquage idéologique est également très important en matière économique. Il revendique un Etat minimal, réduit strictement à ses fonctions régaliennes. Le groupe des 'marchands' pourrait bien avoir comme modèle la droite reaganienne des années 80.
Il est significatif de constater qu’avec les 'marchands' et les 'gardiens', le profil type dominant de l’électorat de droite est plus ancré à droite que ne l’est le discours des principales formations de l’actuelle opposition.
L’avenir électoral des principaux protagonistes de la cohabitation se situe bien sûr dans la perspective de l’intégration plus ou moins bien réussie de cette typologie. En effet, on peut penser qu’à gauche, Jospin captera l’essentiel des suffrages du groupe des 'lutteurs'. Parallèlement, le groupe des 'marchands' ne cache pas son attirance 'légitimiste pour l’opposition actuelle et le président sortant.
Si la France des années 80, était, par hypothèse, sans doute dominée par les deux groupes les plus structurés par le clivage gauche-droite, 'marchands' et 'lutteurs', les 'mutants' et les 'gardiens' semblent aujourd'hui devenir majoritaires. Ces deux groupes s’opposent sur une ligne identitaire qui est au cœur de tous les débats actuels de la société française. Face à cette nouvelle ligne de clivage, Jacques Chirac et Lionel Jospin sont confrontés en permanence au même dilemme : le choix entre l’ouverture et la protection, entre 'les bases arrières' et 'l’avant-garde', entre tradition et modernité, à la recherche tous deux du point d’équilibre.