Les valeurs des Français

Pierre Bréchon, professeur à Sciences po Grenoble, chercheur au Centre d'informatisation des données socio-politiques (CIDSP, CNRS), président d'ARVAL (Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs), répond aux questions de  Canal Ipsos sur les résultats de l'enquête European Values (ARVAL- Research International, réalisée de fin mars à début avril 1999).

Auteur(s)
  • Jean-François Doridot Directeur Général Public Affairs
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Pouvez-vous en quelques mots nous présenter l'enquête valeurs ?

Cette enquête a une longue histoire. Elle a été initiée à la fin des années 70 par des chercheurs en sciences sociales de plusieurs pays européens. Trois vagues ont eu lieu en 1981, 1990 et 1999, ce qui nous permet de mesurer et de comparer des évolutions. Au moins 1 000 personnes ont été interrogées dans chaque pays. L'échantillon français pour 1999 est de 1821 individus (enquête ARVAL-Research International réalisée fin mars-début avril 1999).

Quelles sont les grandes valeurs qui aujourd'hui structurent la société française ?

Il y a plusieurs manières de répondre à votre question. Les domaines de la vie qui comptent le plus pour les Français, ce sont d'abord la famille, puis le travail. On trouve ensuite la sociabilité de proximité (les amis, les relations) et les loisirs. La politique et la religion arrivent en queue de peloton. Ce qu'il est important de souligner, c'est que les valeurs familiales ont beaucoup évolué. Ce qui est valorisé aujourd'hui, c'est une famille fondée sur les sentiments et les relations bien plus qu'une famille conçue comme une institution. Avant, la famille, c'était un cadre institutionnel, une stabilité, assurée notamment par le mariage. Aujourd'hui, elle repose d'abord sur les sentiments individuels ce qui explique qu'elle soit plus mouvante, qu'elle soit fragile et qu'elle puisse se recomposer. On retrouve finalement dans le domaine familial le mouvement d'individualisation qui caractérise l'évolution des valeurs de notre société dans tous les domaines. Il faut bien distinguer individualisation et individualisme. L'individualisme, c'est l'égoïsme, le repli sur soi. L'individualisation est différente : c'est la personnalisation des valeurs et des principes, adaptés à ses relations et son environnement proches. Chacun se bricole et expérimente ses valeurs dans son univers de proximité.

Y-a-t-il des valeurs en déclin ? et des valeurs en hausse ?

Oui, le conformisme, le traditionnel et l'institutionnel sont en déclin. Parallèlement, la valeur tolérance se renforce. Les Français considèrent que la société n'a pas à réguler, à intervenir dans la conduite de la vie privée. En revanche, la demande d'ordre et de régulation est forte dans le domaine de l'organisation sociale. Les gens estiment qu'il y a des choses à respecter, et expriment un besoin de civilité, de civisme même. Cette attente de bon ordre social est beaucoup plus forte qu'il y a 20 ans. On ne peut plus la qualifier de " réactionnaire " : elle a en effet le plus sensiblement augmenté depuis dix ans chez les jeunes de gauche.

Cette progression du libéralisme culturel s'accompagne t-elle d'une plus grande adhésion au libéralisme économique ?

On avait constaté une progression dans l'opinion du libéralisme économique entre 1981 et 1990. On observe sur la dernière décennie plutôt un tassement. S'ils y restent favorables, les Français semblent revenus de l'époque du tout libéral. Et on retrouve dans le domaine économique le besoin d'ordre et de sécurité dont je parlais précédemment. Il y a une demande de contrepoints à l'économie de marché. Les Français considèrent par exemple que l'Etat se doit d'assurer un revenu minimum à tous. Ils souhaitent également que les inégalités sociales soient réduites.

Existe-t-il encore des valeurs clivantes ou sommes-nous entrés dans l'ère du consensus ?

Les personnes interrogées se positionnent toujours autant sur l'échelle gauche-droite. Les sentiments d'identité politique restent stables. Cela dit, les différentes identités s'opposent moins. Elles perdurent, mais dans le dialogue plus que dans le conflit. Economiquement, la gauche n'est plus antilibérale : elle demande simplement plus de social. Quant à la droite, elle est moins rigoriste et s'est en partie ouverte au libéralisme culturel. Les écarts idéologiques se sont donc restreints.

Quelles évolutions peut-on anticiper pour la prochaine décennie ?

On peut penser que les tendances lourdes, notamment les tendances à la sécularisation et à l'individualisation, vont se poursuivre et même se renforcer. Les jeunes générations sont en effet déjà beaucoup plus sécularisées et " individualisées " que celles de leurs aînés.

Les résultats français sont analysés dans le livre publié sous la direction de Pierre Bréchon, Les valeurs des Français. Évolutions de 1980 à 2000, Armand Colin, 280 p., 140 F.

Auteur(s)
  • Jean-François Doridot Directeur Général Public Affairs

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