L’évolution des valeurs et la valeur des interprétations

Sous ce titre, Jérôme Jaffré, directeur du CECOP, a souhaité répondre à l'article que "Canal Ipsos" a consacré à son "portrait d'une nouvelle France" publié dans "le Monde".

Le rédacteur en chef de Canal Ipsos, Éric Dupin, fait un honneur au CECOP en consacrant son article de rentrée à la page d’analyse qu’avec Gérard Grunberg j’ai publiée cet été dans "le Monde". Mais il est vrai qu’il n’épargne pas ses critiques : 

  • tantôt l’analyse lui paraît inexacte : il n’y aurait pas d’évolution vers le libéralisme économique et le libéralisme culturel ;
  • tantôt, elle lui paraît évidente, comme le rapprochement entre les électorats de gauche et de droite, tellement banal " qu’il n’a d’ailleurs pas échappé aux Français " ;
  • tantôt, les mesures utilisées sont obsolètes et Dupin de se moquer de ces politologues qui en sont restés à la peine de mort et aux nationalisations ! ;
  • tantôt, ce ne sont pas les clivages politiques qu’il fallait examiner mais bien plutôt les clivages sociologiques aujourd’hui beaucoup plus importants.

Bigre ! L’indulgence n’est pas le péché mignon de cet article. Aussi, je remercie Canal Ipsos d’accueillir aussi courtoisement mes réponses. Passons sur quelques contradictions : si l’analyse est à ce point inexacte, mérite-t-elle d’être considérée par ailleurs comme évidente ? Et allons à l’essentiel : cette page du CECOP, publiée, comme cela est régulièrement le cas, dans "le Monde , se proposait d’étudier l’évolution des valeurs dans la société française et le degré de rapprochement entre les électorats de gauche et de droite. C’est en fonction de ces objectifs qu’elle doit être appréciée :

I. Pour saisir l’évolution des valeurs, il est nécessaire de passer en revue (ce qui ne signifie pas pratiquer l’amalgame) différents marqueurs idéologiques étalonnés dans la durée. Éric Dupin précise qu’"il est parfaitement possible et cohérent d’accepter l’homosexualité et d’être attaché à la nation ". Certes. Mais ce qui est intéressant de savoir, c’est que plus on est attaché à la nation, plus on juge l’homosexualité inacceptable… C’est ce que montre l’enquête du CEVIPOF (dont les principales conclusions ont été publiées dans " L’électeur a ses raisons ") : 39% de ceux qui se sentent "avant tout Français " jugent l’homosexualité inacceptable contre 31% de ceux qui se sentent "autant Français qu’Européen " et 21% de ceux qui sentent "plus Européen que Français " ou "avant tout Européen ". C’est ce qu’on appelle un système idéologique et il me paraît plus utile de tenter de les cerner que d’égrener d’interminables références à des questions de sondages isolées et parfois très mal posées ( Que penser de cette question choisie dans son article par le rédacteur en chef de Canal Ipsos où on demande aux interviewés si à la suite des attentats terroristes leur opinion a changé sur la peine de mort !? )

II. Je n’ignore pas la force des clivages sociologiques et il m’est arrivé de leur consacrer des analyses. Mais ce n’était pas l’objet de cette page du CECOP. J’ajoute que s’il faut bien sûr les relever (depuis l’origine des mesures sur la peine de mort, les clivages sociologiques ont toujours été plus discriminants sur cette question que le clivage partisan), il ne faut pas pour autant les exagérer. Le fait d’être sans diplôme ou diplômé de l’enseignement supérieur, d’être ouvrier ou cadre supérieur, d’être jeune ou vieux crée bien sûr des écarts d’opinion mais en aucun cas des systèmes idéologiques aussi structurés que le fait de se sentir de gauche ou de droite.

III. Dès lors suivre le rapprochement entre les électeurs de gauche et de droite garde tout son intérêt. Dire que c’est une évidence ne dispense pas d’en mesurer l’ampleur et les limites. Et l’argument selon lequel "cela n’a d’ailleurs pas échappé aux Français " laisse rêveur. Que l’opinion publique perçoive tel ou tel phénomène ne suffit pas à le démontrer. La preuve : la grande majorité des Français va jusqu’à jeter aux orties les notions de gauche et de droite, les jugeant dépassées. Pourtant, il s’agit toujours de la summa divisio de l’esprit public.

IV. Pour apprécier l’évolution des valeurs, le choix des critères est bien sûr essentiel. Pour suivre le libéralisme économique à gauche, l’impact du mot "privatisation " me paraît adapté même si "Jospin privatise plus que Juppé ". Au demeurant : le mot même ne recueille à gauche que 39% de réponses positives (moins aujourd’hui encore que le mot " nationalisation "). Même si les évolutions sont sensibles, il faut donc continuer à suivre ces références. Quant à la mondialisation, le fait qu’elle soit jugée positive pour le pays a tout de même une certaine valeur si l’on veut bien songer à la diabolisation dont elle est l’objet. Certes, Éric Dupin a raison de le souligner, elle est jugée beaucoup moins bénéfique pour les Français eux-mêmes. Mais n’est-ce pas aussi le cas par exemple des attitudes de l’Europe dont une étude récente Ministère des Affaires Européennes/Ipsos souligne par ailleurs le haut niveau d’adhésion qu’elle recueille ?Pour suivre la permissivité et la tolérance à droite, l’acceptation de l’homosexualité et le refus de la peine de mort sont deux marqueurs précieux. Tous les spécialistes, ou presque, savent bien que l’attitude à l’égard de la peine de mort se classe toujours en première variable dans la construction d’échelles d’attitudes sur les valeurs. On peut et on doit réfléchir à la mise en place de marqueurs idéologiques nouveaux. Encore faut-il éviter les effets de mode et se donner la peine de les suivre à travers le temps. Je souhaite que tous les Instituts, y compris Ipsos, progressent sur ce terrain.

V. Quand Éric Dupin écrit que "les clivages décisifs portent sur la place de la nation, la sécurité et l’enseignement ", je reste interloqué. Car la deuxième partie de mon papier était précisément consacrée à la montée de thèmes concernant la nation, la sécurité et l’autorité à travers l’enseignement, qui venait nuancer les évolutions libérales décrites dans la première partie. Les multiples sondages que cite Dupin sur ce sujet viennent donc apporter de l’eau à mon moulin. Je l’en remercie.

VI. Au total, en laissant de côté les caricatures (quand je parle de recul de la xénophobie, Dupin m’explique qu’il n’y a pas disparition !, quand je parle de montée de valeurs libérales, Dupin écrit qu’il n’y a pas de "permissivité généralisée " !), je n’ai pas trouvé dans les analyses du rédacteur en chef de Canal Ipsos d’arguments forts susceptibles de rendre erronées les conclusions de mon étude : glissement de la gauche vers le libéralisme économique et de la droite vers la permissivité et la tolérance, recul de la xénophobie, montée des thèmes de la nation, de la sécurité et de l’autorité, rapprochement des électorats de gauche et de droite, enfin meilleure adaptation des forces de gauche à ces évolutions.

Un dernier point pour conclure. Fidèle lecteur de Canalipsos et admiratif du travail qui y est habituellement mené, puis-je suggérer qu’y soit ouvert de façon permanente un lieu de débat , où tous les spécialistes pourraient venir discuter sur ce site telle ou telle publication, telle ou telle interprétation (y compris par exemple celles du rédacteur en chef de Canalipsos…) ?

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