L’inceste : un drame qui poursuit ses victimes toute leur vie

L’enquête réalisée par Ipsos pour l’AIVI, en partenariat avec AXA Atout Cœur, dresse un état des lieux dramatique de la situation des victimes d’inceste, concernant leur état de santé et l’impact que ce vécu a dans leur vie de tous les jours. Selon cette étude, les victimes d’inceste souffrent de pathologies multiples ; l’impact de ce traumatisme dans la vie quotidienne, mais aussi dans leurs relations avec leur entourage est considérable. En moyenne, la révélation intervient plus de 15 ans après les faits, au terme d’un processus douloureux.

Auteur(s)
  • Etienne Mercier Directeur Opinion et Santé - Public Affairs
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Un traumatisme aux multiples conséquences sur la santé et la vie quotidienne des victimes

Le principal mal dont souffrent les victimes d’inceste est la dépression : la quasi-totalité des répondants (98%) avoue ressentir actuellement (72%) ou avoir ressenti dans le passé (26%) le sentiment régulier d’être très déprimé, alors que la proportion de Français se disant dépressifs est nettement moindre (56%, dont 19% qui le vivent actuellement).

Les victimes d’inceste souffrent également dans leur corps, puisque 85% déclarent subir ou avoir subi dans le passé des douleurs chroniques régulières comme des maux de dos ou des migraines répétées (contre 56% des Français dans leur ensemble).

Elles sont également davantage sujettes à des comportements à risque ou des addictions comme le fait de fumer plus de 10 cigarettes par jour en moyenne (55% contre 44% en moyenne chez les Français), boire plus de 3 verres d’alcool par jour (30% contre 17%) ou consommer de la drogue chaque semaine (27% contre 9%). 41% avouent également s’automutiler ou l’avoir fait régulièrement, et 12% ont déjà connu la prostitution.

Le fait d’avoir subi un inceste a donc de multiples conséquences sur les victimes, et leur comportement s’en ressent également. Ainsi, elles éprouvent une forte peur des autres ou de dire non (93% vivent ou ont vécu cette situation, contre seulement 29% des Français), se montrent souvent irritables et ont même parfois des explosions de colère (92% contre 53% des Français) et sursautent ou tremblent de façon excessive dès qu’il arrive quelque chose d’inattendu (83% contre 34%). Le fait même de se nourrir est problématique et la très grande majorité d’entre elles souffre de troubles compulsifs alimentaires comme l’anorexie ou la boulimie (76% contre 9% des Français dans leur ensemble). Les deux tiers avouent également éprouver ou avoir éprouvé une réelle peur d’avoir des enfants par crainte d’être un mauvais parent, contre seulement 12% des Français.

On le voit, le fait d’avoir subi un inceste a de multiples conséquences sur le comportement et la santé des victimes, mais aussi sur l’ensemble des aspects de leur vie quotidienne (affective, sexuelle et professionnelle) : le souvenir de l’agression les dérange régulièrement (94% connaissent cette situation, dont 74% qui la vivent toujours actuellement), elles ont beaucoup de mal à s’endormir ou rester endormies (90% dont 65% actuellement) et font souvent des cauchemars très violents ou dérangeants (86% dont 49% actuellement). Le traumatisme a également un impact sur leur vie sexuelle (77% sont ou ont déjà été dans l’impossibilité d’avoir un rapport sexuel même si elles le souhaitaient) et professionnelle (68% sont ou ont été dans l’impossibilité de se concentrer ou d’exercer une activité professionnelle).

D’ailleurs, lorsqu’on leur demande d’évaluer leur vie amoureuse, familiale et professionnelle sur une échelle de 1 à 10, on constate un niveau d’insatisfaction assez élevé: les notes attribuées sont majoritairement médiocres (5,4 en moyenne concernant la vie professionnelle et familiale et 4,9 concernant la vie amoureuse). Celles qui vivent en couple ou ont des enfants se montrent plus satisfaites mais même auprès de ces dernières, les notes supérieures ou égales à 8 sont minoritaires.

Au final, sur les 20 pathologies testées, 90% des victimes d’inceste indiquent en avoir subi au moins la moitié, 26% souffrant même de la quasi-totalité d’entre elles (16 ou plus).

Le traumatisme est tel qu’il semble être très difficile pour une victime de reconstruire ensuite sa vie. Ainsi, 86% indiquent avoir ou avoir eu de façon régulière des idées ou pulsions suicidaires, une situation que ne rencontrent que 14% des Français. Plus grave, la majorité des victimes est déjà passée à l’acte puisque 53% ont déjà tenté de se suicider, dont un tiers à plusieurs reprises. Ce phénomène touche aussi bien les hommes que les femmes, les plus jeunes que les plus âgés, les personnes vivant en couple que celles qui sont célibataires ou séparées, les personnes avec enfant que celles sans descendance: le fait d’avoir réussi à construire quelque chose (une famille, un couple) n’empêche pas les victimes de sombrer dans des états de détresse tels que la mort leur semble être la seule issue possible.

Autre indicateur de la force du sentiment de détresse, les victimes doivent souvent vivre avec un sentiment de culpabilité qui s’efface difficilement avec les années. Ainsi, seules 12% des victimes disent qu’elles ne se sont jamais senties coupables de ce qui leur arrivait, et près de quatre sur dix (37%) éprouvent encore aujourd’hui ce sentiment d’être responsables pour une part des violences subies. Nombre d’entre elles ont donc du mal à se considérer comme des victimes à part entière.

Les conséquences de l’inceste sont donc multiples sur l’état de santé physique et psychique et la vie quotidienne des victimes. La plupart des victimes ayant répondu à l’enquête (84%) sont suivies par un spécialiste (psychiatre, psychothérapeute, psychanalyste, psychologue), ce qui les aide sûrement à tenter de faire face au traumatisme. Mais ce chiffre est probablement sur-estimé, dans la mesure où les personnes qui ont participé à l’étude ont déjà raconté leur histoire et sont entrées en contact avec une association de soutien : elles ont déjà franchi l’étape du témoignage et sont donc probablement davantage sujettes à aller consulter un spécialiste.

Mais qu’en est-il de toutes les autres, celles qui n’ont pas révélé leur histoire ou se sont heurtées à la gêne et au silence de leur entourage ? D’autant que sur ce sujet, le témoignage des victimes dans cette enquête est éclairant : la révélation des faits intervient des années plus tard et ne se fait pas sans difficulté.

La révélation des faits : un processus long et douloureux

C’est l’un des enseignements majeurs de l’enquête : en moyenne, les victimes parlent pour la première fois de ce qui leur est arrivé 16 ans après les faits. Souvent mineures quand elles ont été agressées, ayant parfois refoulé leurs souvenirs, intégré les injonctions au silence de l’agresseur ou n’ayant pas conscience du caractère illicite des faits, les personnes ayant subi un inceste mettent des années à mettre des mots sur ce qui leur est arrivé, et à en parler avec quelqu’un d’autre. Seules 18% des victimes ont évoqué les faits dans les 4 années ayant suivi les faits, mais pour les deux tiers d’entre elles, la révélation se fait au bout de 10 ans ou plus. Pour un quart d’entre elles, c’est même plus de 25 années qui se sont écoulées avant la première évocation des faits à un tiers.

Ces données illustrent une nouvelle fois la violence du traumatisme : victimes ou bourreaux appartiennent au même cercle familial, et la révélation de ce qui s’est passé s’en trouve considérablement perturbée. Parler, c’est accuser un père ou un grand-père, c’est pointer du doigt les agissements d’un membre de la famille que tout le monde connaît, et cela ne se fait pas sans peine. C’est sans doute cela qui explique que la première fois, la révélation intervient en dehors du cercle familial : seules 28% des victimes ont abordé le sujet avec un membre de leur famille la première fois. Les autres en ont parlé à un ami (22%), à leur conjoint (18%), à un spécialiste comme un médecin, un psychothérapeute ou un autre professionnel de santé (24%) et dans des proportions beaucoup plus marginales à un professeur (3%), une personne d’une association de soutien (2%), une assistante sociale (1%), un prêtre (1%) ou la police (1%). En revanche, une fois la parole libérée, la quasi-totalité des victimes aborde le sujet avec d’autres personnes et la révélation des faits peut alors atteindre le cercle familial : 77% des personnes qui en ont reparlé ont ainsi témoigné de ce qui leur était arrivé à leur famille.

La révélation est donc un processus lent et difficile, et ce d’autant plus que les interlocuteurs qui reçoivent ce témoignage ne présentent pas toujours une oreille bienveillante. Ainsi, lorsqu’elles ont révélé pour la première fois ce qui leur était arrivé, la majorité des victimes (55%) indique que leur interlocuteur n’en a plus jamais reparlé avec elles et un tiers évoque la gêne qui a saisi la personne à qui elles se confiaient, celle-ci préférant souvent esquiver le sujet. Plus grave, une victime sur cinq indique que leur interlocuteur leur a demandé ou conseillé de garder le silence, ou qu’il a mis en doute leur témoignage en les accusant de mentir. Au final, ce sont les deux tiers des interlocuteurs (64%) qui ont adopté au moins l’un de ces comportements d’évitement. Par ailleurs, l’interlocuteur agit rarement pour porter les faits à la connaissance des autorités ou des spécialistes : ainsi, si 19% des victimes indiquent que la personne à qui elles se sont confiées les a orientées pour recevoir un conseil spécialisé afin de porter plainte, seules 6% déclarent que cette personne a adressé un signalement aux autorités administratives ou judiciaires.

La confrontation avec l’agresseur est également rare et difficile. Ainsi, la majorité des victimes (56%) n’a jamais parlé de ce qui s’était passé avec son agresseur et quand elles l’ont fait, ce dernier, dans un cas sur deux, a nié les faits, et dans un cas sur trois les a menacées si elle les révélait à un tiers. Dans la très grande majorité des cas, l’agresseur n’a ni demandé pardon (76%) ni même éprouvé de remords (80%), ce qui explique sans doute aussi à quel point il est difficile pour les victimes de se reconstruire après leur agression.

Signe enfin que l’inceste continue de représenter un tabou dans la famille et plus généralement dans la société, les faits ne se traduisent que très rarement par une issue judiciaire. Ainsi, seules 30% des victimes sont allées porter plainte, et quand elles l’ont fait, il n’y a majoritairement pas eu de procès. Ceci s’explique très certainement par les délais de prescription : alors même qu’une victime met en moyenne 16 ans pour révéler les faits, elle ne peut au mieux porter plainte que dans les 20 années qui suivent l’obtention de la majorité, soit jusqu’à l’âge de 38 ans.

D’ailleurs, les personnes qui n’ont pas porté plainte indiquent majoritairement avoir agi de la sorte car les faits étaient prescrits. Mais ce n’est pas la seule raison invoquée. La pression familiale explique aussi pour beaucoup les réticences des victimes à porter l’affaire en justice. Ainsi, 35% de celles qui n’ont pas porté plainte expliquent qu’elles ont eu peur d’être rejetées par leur famille, et 5% qu’elles avaient peur de la détruire ou de faire mal à leur entourage. La difficulté d’affronter un procès – raconter ce qu’on a subi, faire face à son agresseur – est également une raison invoquée par 35% des victimes n’ayant pas porté plainte, tandis que 19% indiquent que leur agresseur était décédé et 13% qu’elles redoutaient qu’on ne les croie pas.


Fiche technique :

Ipsos a mis en place un dispositif d’enquête comportant deux volets. Tout d’abord, un volet consacré à la santé des victimes et à la prévalence d’un certain nombre de pathologies au sein de cette population (au regard de ce qu’elles représentent au sein de la population française à qui les mêmes questions ont également été posées). Ensuite, un volet plus général s’adressant exclusivement aux victimes d’inceste, destiné à comprendre l’impact de l’agression sur leur vie quotidienne et à évaluer la manière dont le sujet peut ou non être abordé avec l’entourage. 

Au total, 341 victimes d’inceste ont répondu à l’enquête via l’AIVI. Leurs réponses sont, pour le volet dédié à leur santé, comparées à celles données par un échantillon de 946 Français âgés de 18 ans et plus, représentatifs de la population française.

Auteur(s)
  • Etienne Mercier Directeur Opinion et Santé - Public Affairs

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