Media Content & Technology : l'ère bipolaire ?
Le marché des contenus et des technologies médias cultiverait-il l’art du paradoxe et une tendance à la bipolarité, entre gratuité et « premiumisation » de l’offre ? Réponse et analyse de Raphaël Berger, Directeur de Clientèle Ipsos MediaCT.
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Dans un contexte économique dégradé, de nouveaux arbitrages se font à l’avantage du premium. Cela vous surprend-t-il dans le champ d’études qui est le vôtre, à savoir celui du media content & technology
Raphaël Berger : Il faut d’abord rappeler le rôle moteur de l’ostentation en matière de consommation. Le premium joue précisément de ce ressort distinctif. Le facteur nouveauté, la dimension d’innovation, sans être systématiquement assimilables au premium, sont également importants. Ensuite, d’un point de vue macro-économique, les choses ne sont peut-être pas aussi dégradées que cela. Certes, d’après l’Insee, le pouvoir d’achat arbitrable par ménage, c’est-à-dire libéré des dépenses contraintes (logement, énergie, téléphone, etc.), a diminué de 0,4% en 2010. Mais on constate que le pouvoir d’achat total des Français (la somme de leurs pouvoirs d’achats individuels) n’est pas si mal (+ 0,8 % par rapport à 2009). On peut aussi considérer certains signes de reprise progressive de notre économie, comme l’embellie que connaît le marché de l’emploi des cadres, ou, plus indirectement, la bonne progression de la Bourse (le CAC 40 a cru de 16% sur les 12 derniers mois), bénéficiant aux détenteurs d’actions et capitaux financiers, c’est-à-dire, ces cadres PCS+ qui sont de gros consommateurs de contenus et de technologies médias. Autant d’éléments structurels favorables aux lancements et la consommation de produits premium. Finalement, le paradoxe n’est qu’apparent.
Ne constate-t-on pas en fait l’émergence d’une consommation tournée à la fois vers le haut de gamme et les bas prix ?
R. B. : C’est très clair dans un marché comme celui de la téléphonie mobile où l’on assiste à un effet sablier entre du haut de gamme et du premier prix. Voyez comment les opérateurs téléphoniques, SFR et Orange notamment, proposent aujourd’hui leurs propres gammes de portables ou de smartphones à prix d’appel ou disons très abordables. Le consommateur est censé bénéficier des mêmes fonctionnalités que chez les fabricants notoires mais sans l’imaginaire de marque qui donne ce statut premium. En fait, dès lors que le marché devient mature, on constate assez rapidement un découpage entre ses deux polarités. C’est aussi le cas de la tablette numérique. Un an à peine après le lancement de l’iPad, vous commencez à voir arriver des tablettes tactiles low cost. On a donc, d’un côté, une offre premium, innovante et à forte valeur de marque, et de l’autre, une offre qui privilégie l’approche prix. La part de l’entre-deux se réduit.
Est-ce que c’est aussi vrai des comportements sur le Web ?
R. B. : Ils mettent en évidence le même type de dichotomie. Sur le Web, clairement, vous avez une offre sans prix, et à côté, une offre premium réservée aux fans ou aux consommateurs exigeants. On le voit bien avec l’évolution de la législation en matière de téléchargement notamment. Deezer et Spotify ont désormais des offres payantes. Deezer annonce 500 000 abonnés premium. Spotify deux fois plus. S’ils sont prêts à payer, c’est que ces internautes y trouvent leur compte : plus de services et d’exclusivité, pas de pub, un meilleur son… pour seulement quelques euros par mois. On peut penser que ces offres de type bundle vont se développer pour la musique, le cinéma, etc. Même si pour l’instant, nos études montrent que la majorité des consommateurs choisit l’entrée de gamme, le paradigme du Web demeurant encore la gratuité – mais pour combien de temps ?
Et la presse ?
R. B. : J’ai le sentiment que face à la gratuité de l’information, la presse n’a pas vraiment le choix. Elle doit valoriser ses contenus, en particulier ceux diffusés sur le Web et les plateformes mobiles. C’est le pari de l’info payante en ligne, des « paywall » et autre « freemium ». Je pense aussi à des alternatives de type kiosque numérique, avec contenu payant ou non, comme celle de la plateforme E-presse Premium réunissant huit groupes de presse français*, en partenariat avec Orange. Aujourd’hui, quand vous vous rendez à New-York en avion, vous mettez à peu près le même temps que vous soyez riche ou pas. La différence va se faire sur la qualité du voyage, les temps de transfert, le niveau de service. De la même manière, tout le monde peut être informé mais dans quelles conditions ? Outre la valeur de cette information, son degré de ROI, l’intérêt est dans le temps gagné, dans le confort d’utilisation, dans la distinction. C’est Xavier Romanet, président des Publications Condé Nast France, qui confiait récemment au Figaro, en lançant la deuxième édition de la Vogue Fashion Night : « Les consommateurs lisent, ils bougent et vont sur Internet. Ils ont tellement de marques en tête que si nos marques veulent être référentes, il faut qu'elles soient pleinement associées à la vie des gens ». Il est crucial d’entretenir cette aura distinctive, de cultiver ce lien personnalisé avec le client final pour contrôler son image et conserver toute la monétisation possible de la presse. La donne de la gratuité conduit finalement les médias à relever de nouveaux défis qui peuvent se traduire en opportunités.
Les consommateurs disposant d’un pouvoir d’achat moindre sont-ils exclus du premium pour autant ?
R. B. : Si les produits premium comme l’iPhone, le BlackBerry, l’iPad, etc., se portent bien voire très bien, c’est aussi en raison d’un arbitrage favorable lié à leur niveau de performance. Est-ce qu’un iPad à 500 euros, c’est cher ? On peut considérer qu’étant donné la prouesse technologique, la qualité du produit, tout ce qu’il peut faire, la richesse et le degré de personnalisation du contenu, finalement, ce n’est pas si onéreux. D’autant que l’on se situe dans un contexte de prix nettement orientés à la baisse. Sur avril 2011, nous étions à -3,6% pour les supports d’enregistrement de l’image et du son (CD, DVD, etc.), à - 8,8% pour le matériel de traitement de l’information (micro-ordinateurs, etc.) et à - 13% pour les équipements audiovisuels ! Cela rend ces produits, y compris premium, extrêmement attractifs. Ajoutez le fait qu’il existe une tendance de retour vers le foyer. On a envie de mieux vivre chez soi donc de mieux s’équiper chez soi. Et qu’une fois essayés ces nouveaux médias, on peut difficilement vivre sans.
* Les Echos, L'Equipe, Le Figaro, Libération, Le Parisien/Aujourd'hui en France, L'Express, Le Nouvel Observateur et Le Point.