Moi digital : le point de vue d’un psychanalyste sur les stratégies de valorisation de soi sur internet

Comment se passe la mise en scène de soi sur Internet ? D’où vient ce besoin de s’exhiber ? Telles sont les questions posées à Michael Stora, psychanalyste et Président-Fondateur de l'Observatoire des mondes numériques en sciences humaines (OMNSH), dans le cadre des Small Talks organisés par Ipsos et son département Quali (Ipsos UU). Des rencontres trimestrielles, conçues sur le mode du café philo, pour créer un espace d’échange entre professionnels du marketing et des études chez l’annonceur, et intervenants externes reconnus (universitaire, sociologue, psychanalyste…). L’occasion pour chacun de partager les points de vue, de converser sur un thème touchant aux nouvelles tendances pour mieux comprendre sous un angle différent ce que sous-tendent les nouveaux comportements des consommateurs. Pour la première édition, Ipsos UU ouvre la conversation autour du « Moi digital » et des stratégies de valorisation de soi sur Internet, les implications du « personal branding » en termes d’études et de stratégie marketing. Valerie Anne Paglia (Ipsos UU) et Michael Stora nous en disent plus sur cette première édition…

Quel est l’esprit de cette initiative ? 

Valerie Anne Paglia : Les Small Talks, lancés par la Division Qualitative d’Ipsos, visent à créer des conversations, dans un format intimiste, entre nos clients et un expert du monde des sciences sociales. Pour cette première édition, nous avons choisi de parler du Moi Digital car il nous paraissait intéressant, au-delà des aspects technologiques dont on parle beaucoup, de voir ce qu’internet change vraiment dans la vie des gens. Par ailleurs, internet fait évoluer la donne dans le rapport aux marques qui devient moins sacralisé, plus horizontal.  Il est essentiel que l’on puisse partager avec nos clients des ‘clés de lecture’ de ces nouveaux phénomènes, pour enrichir les analyses purement marketing et rendre leurs stratégies plus efficaces.

Vous évoquez un besoin de s‘exhiber sur Internet. Que révèle-t-il ?

Michael Stora : En France, nous nous situions jusqu’ici plutôt dans une culture de l’inhibition. Or ce que l’on est en train d’observer, c’est qu’avec Internet et les réseaux sociaux, les gens sont de plus en plus dans l’exhibition. Un exhibitionnisme au sens narcissique. On veut se montrer, se mettre en scène pour briller dans le regard de l‘autre. Un blog, c’est tout sauf intime. Ça ne regarde que les autres. En général, le narcissisme est lié à une histoire qui ne s’est pas si bien passée que cela. On parle d’ailleurs de fragilité narcissique. Parallèlement, on observe que les parents ont changé. Ils sont devenus sur-attentifs au bien-être de leurs enfants. Ils ne supportent plus qu’ils pleurent ou ne s’ennuient, etc. Finalement, les parents regardent leur enfant dans le miroir comme une prolongation narcissique de leur bien-être. Nous sommes ainsi passés d’une société surmoïque à une société idéalisante. Plusieurs éléments favorisent cette tendance que vient révéler, faciliter et amplifier Internet.

Dans la foulée, vous dites que de téléspectateurs que nous étions, nous (les internautes) sommes en train de devenir des acteurs...

MS : La télévision a été considérée par les générations précédentes comme le meilleur moyen de se raccrocher au monde. Or comme le faisait dire Binet à Robert et Raymonde Bidochon, ce couple de Français moyens, la télé ne nous rend pas tout l’amour qu’on lui porte. C’est une allumeuse qui nous donne à voir ce que l'on ne peut pas avoir. Les jeunes générations ne veulent plus de ce rapport. Ils sont à la fois spectateurs, acteurs et metteurs en scène !

Les marques doivent redouter ces internautes tout puissants ?

MS : Il est intéressant qu'elles puissent s'interroger sur une nouvelle manière de les envisager. Dans ce partage des pouvoirs, elles doivent accepter, y compris, de se faire manipuler. Le jeune actuel pourrait se dire, Adidas avec ses trois bandes, non, moi j’en veux deux ! C’est ça qui est en train de se passer : une manière de s’approprier une marque, de jouer avec, de casser les codes, de la déformer. Car ces générations nées avec Internet et les jeux vidéo sont habituées à manipuler les images. Elles ont un rapport beaucoup moins sacré que leurs parents à ce que les marques ou les médias leur servent. Les rapports verticaux sont en train de disparaître. Ce n’est pas de la démocratie participative, n’exagérons pas, mais ce rapport hiérarchique assez infantilisant est en train d’être balayé par le fait de pouvoir être co-créateurs d’une décision. Les marques peuvent le redouter mais la peur, au contraire, doit engendrer chez elle la créativité et l'adaptation.

Ce « Moi digital » n’entretient-il pas un rapport de toute puissance au monde ?

MS : Le pédiatre et psychanalyste anglais, Donald Winnicott a montré que l’enfant passe par une phase qui est l’illusion de création du monde. Il pense que c’est lui qui le crée. De nombreux jeunes et moins jeunes que j’ai rencontrés dans le cadre de mon travail, ont ce type de rapport de toute puissance au monde. Ils ont aussi leur audimat intime qui doit venir confirmer qu’ils existent bien. Car ils attendent un retour sur investissement par le nombre de Like. Mais il ne faut pas confondre l'image que l'on donne à voir, la mise en scène de soi, et ce qui se passe réellement. Il ne faut pas mélanger la pose et la réalité. Internet est un monde d'illusion et de désillusion. Facebook est d’ailleurs révélateur d'une tendance très anglo-saxonne, cette pensée positive qui ne laisse pas de place à la plainte parfois nécessaire. Or à force de donner une image de soi qui n'est pas soi, cela ne peut qu'engendrer de la déprime parce que l'on développe ce que l'on peut appeler un faux-soi. En réalité, on n’est moins accro à Internet qu’à l’autre qui vient nous valider quelque chose. Le risque, c’est l’effet miroir. Mark Zuckerberg a créé Facebook parce qu’il a compris que les gens avaient un besoin fou d’exister. C’est complètement émotionnel. C’est une sorte de Prosac interactif. Comme un smartphone est un doudou sans fil. Les gens tentent à travers ces objets, ces réseaux, des moyens d’aller mieux. Ce n’est pas suffisant. Gare aux effets secondaires. Car votre jauge se remplit mais peut aussi se vider brutalement.

Chapitrage :
Existe-t-il un Moi Digital ? : 0:11
Comment définir la relation entre les marques et les consommateurs aujourd'hui sur les réseaux sociaux ? : 1:37
Quelles sont les implications du Personal Branding en terme de stratégie marketing ? : 3:14
Qu'implique cette transformation de la relation entre le consommateur et les marques en terme d'études ? : 5:30