Référendum : la question indécidable
50/50 : la dernière mesure d'intention de vote Ipsos-Le Figaro pourrait faire figure de pronostic. Elle symbolise la perplexité de l'opinion publique face au projet de constitution européenne. A pile ou face, la probabilité est de ½. Les sondés ne répondent évidemment pas au hasard, mais l'instabilité des intentions de vote révèle la fragilité des opinions sur la question posée.
Dans la série Ipsos, le Oui a perdu 3 points en une semaine, pour se retrouver aujourd'hui à égalité avec le Non. Nous étions pourtant partis à l'automne d'un rapport de force stable, de l'ordre de 65% pour le Oui, au niveau de l'adhésion à la construction européenne depuis l'arrivée de l'euro. La vague de novembre 2004 de l'Eurobaromètre faisait état d'une opinion réconciliée avec les institutions communautaires et favorable à la poursuite de l’intégration. Hormis une vraie crainte des délocalisations (redoutées par 86% des Français), la confiance dans l'Union, la perception que la France bénéficiait de son appartenance à l'Union, l'adhésion à l'Euro étaient partagées par la majorité; sur le principe, 70% des Français pensaient que l'Union Européenne devait se doter d'une constitution.
Le débat interne au Parti Socialiste sur la position à tenir, conclu le 1er décembre par la victoire du Oui à 59% (avec 83% de participation, record au PS), a joué un rôle majeur dans ce qui allait suivre. Même minoritaire, le Non de 41% des militants socialistes, et de Laurent Fabius, a distillé l'idée que l'on pouvait être à la fois pour la construction européenne et contre le projet de constitution. Jacques Chirac cherchait encore à réfuter cette hypothèse lors de sa dernière prestation télévisée. Avec le recul, on peut considérer que la campagne électorale a commencé dès le 4 mars, avec l'annonce par le Président de la République de la date du référendum. Galvanisé par la vague hivernale de mouvements sociaux (lycéens, chercheurs, cheminots, fonction publique), avec en point d'orgue le succès des manifestations interprofessionnelles du 10 mars (salaires, emploi, 35 heures), peut-être aussi en écho à l'affaire Gaymard, le Non progresse. D'inspiration souverainiste, nationaliste, révolutionnaire mais surtout sociale, le Non de la population active, des ouvriers à la majorité des cadres supérieurs, est pour la première fois mesuré en tête par un sondage CSA du 17 mars. Il y restera jusqu'à fin avril, oscillant selon les instituts entre 51 et 55% d'intentions de vote. "Le Non est un gros doigt" résumait hors micro un journaliste de Libération.
A la faveur d'une campagne médiatiquement très active des partisans du Oui, et d'une actualité un peu plus favorable (premier vol de l'airbus A380), les instituts enregistrent un soudain reflux du Non dans les catégories socioprofessionnelles supérieures et chez les partisans de la gauche modérée. Une série impressionnante de plus de 20 sondages favorables au Non et la perspective d'une victoire finale en ont peut-être aussi fait reculer certains. Les courbes se recroisent, le Oui est mesuré à 53% le 29 par Ipsos. Depuis, sur la première quinzaine de mai, les sondages semblent se contredire, avec la publication simultanée d'enquêtes donnant tantôt le Oui, tantôt le Non en tête. Cette contradiction n'est qu'apparente. Statistiquement parlant, on approche en effet des limites de l'instrument. Si en théorie on ne peut pas connaître scientifiquement la marge d’erreur d’un sondage réalisé par quotas, on estime en pratique que cette marge est au pire du même ordre que celle que la loi de Gauss permet de calculer dans le cas des sondages aléatoires : plus ou moins 4,5% pour 500 sondés (l'effectif d'électeurs "certains d'aller voter" interrogés par les instituts). Concrètement, cela signifie que si 50% de l'échantillon d'électeurs a répondu Oui comme intention de vote, il y a 95 chances sur 100 pour que le Oui sur l’ensemble du corps électoral se situe entre 45,5% et 54,5%, le plus probable étant cependant un Oui très proche des 50%. 51/49, 49/51, 50/50 : après la période du Oui clairement en tête, puis du Non majoritaire quoi que plus discuté, on est entré dans une troisième phase de campagne, où le rapport de force s'est équilibré.
Ce détour statistique par les fourchettes et les intervalles de confiance ne doit pas minimiser les variations sans précédent des intentions de vote. Comme le note Pierre Giacometti, directeur général d'Ipsos France, "le référendum de 2005 tient sa spécificité dans l'extraordinaire instabilité de la structuration du choix. La nouvelle progression du Non illustre le phénomène et pourrait marquer l'émergence d'un troisième renversement de tendance, jamais observé dans l'histoire des enquêtes pré-électorales en France." Pour s'en tenir aux élections récentes, le rapport de force dans les intentions de vote est effectivement resté stable et conforme au résultat final dans la dernière ligne droite des Européennes 2004, des Régionales 2004 ou des Législatives 2002. Même pour la Présidentielle 2002, ce n'est qu'en toute fin de campagne que la progression fulgurante des intentions de vote en faveur de Le Pen, couplé à la baisse de soutien sur la candidature de Lionel Jospin, a laissé entrevoir le second tour droite / extrême droite. Mais de juin 2001 à avril 2002, les courbes de Jacques Chirac, de Lionel Jospin et a fortiori de Jean-Marie Le Pen ne s'étaient jamais croisées. Par ailleurs, le rapport de force mesuré par Ipsos au soir du 1er tour donnait déjà le 80/20 en faveur de Jacques Chirac. L'opinion s'était instantanément construite.
Aujourd'hui, rien de tout cela. Le niveau d'indécision élevé et la forte mobilisation rappellent le contexte du 21 avril 2002. Mais il n'explique pas la volatilité de l'électorat. Le climat social, particulièrement dégradé, joue bien sûr un rôle dans la résistance du Non. La fronde manifestée lors des élections régionales de 2004, avec la victoire de l'opposition dans 21 régions sur 22, est toujours d'actualité. Une question du baromètre Sofres illustre l'ampleur du pessimisme français. "En regardant la manière dont évolue la France et les Français", trois personnes sur quatre ont l'impression que "les choses ont tendance à aller plus mal", 14% penchent pour le statu quo, contre à peine 9% dans "la positive attitude". Jean-Pierre titille les records d'impopularité d'Alain Juppé avant la dissolution, à 71% d'avis défavorable (+13 points en trois mois) et pour la première fois depuis la campagne des régionales, Jacques Chirac enregistre lui aussi une majorité de mauvaises opinions (dernière vague du baromètre Ipsos-Le Point). Pendant ce temps, le chômage est redevenu, de très loin, la première préoccupation des Français. Le climat social et la défiance gouvernementale sont donc trop présents pour ne pas polluer le débat sur la constitution, en particulier chez les proches du PS. Leur choix sera pourtant décisif sur le résultat final, si l'on considère, comme semble l'indiquer les sondages, que le Oui de la droite modérée (proches de l'UDF et de l'UMP) équilibre le Non des extrêmes (ExtG/PC-ExtD).
Le manque de construction de l'opinion, la part importante d'électeurs qui changent et rechangent d'avis, met surtout en évidence la difficulté de chaque Français à saisir la portée d'un texte compliqué, faisant débat jusque chez les spécialistes. L'observatoire Ipsos de la campagne électorale regorge d'exemples illustrant leur perplexité. Indépendamment des intentions de vote, les Français ont d'abord majoritairement souhaité la victoire du Oui, puis celle du Non, puis à nouveau celle du Oui, pour repasser dernièrement sur le Non. On n'était pas dans cette configuration pour le référendum de Maastricht, où le souhait de victoire est toujours resté favorable au Oui. Dans ce même observatoire, le test des argumentaires de campagne est tout aussi éloquent. La bonne volonté pédagogique des partisans du Oui n'a jusqu'ici pas convaincu. La dramatisation d'un rejet du texte, pour la position de la France ou l'Europe, pas trop non plus. Et dans l'autre camp, les partisans du Non sont suspectés d'arrières pensées. Rares sont les intellectuels à s'être rangés de leur côté, ou du côté du Oui d'ailleurs. La campagne convainc les convaincus, mais ne cristallise pas l'opinion. Au final à trois semaines du scrutin, ni le Oui ni le Non ne sont portés par une opinion bien construite. La livraison du texte dans les foyers électoraux n'a bien sûr pas levé les interrogations. Loin d'une conviction forte, les intentions de vote oscillent pour une large frange de l'électorat au gré des évènements de campagne, sans qu'aucun fait marquant n'arrête les positions. Aucune tendance ne se dessine, même pas celle d'un rapport de force équilibré. L'issue du scrutin devient aléatoire, la communication des acteurs de campagne prend le pas sur l'information, l'actualité et son traitement deviennent décisifs. Le lundi de Pentecôte devrait favoriser le Non, à moins qu'un autre évènement ne fasse tout basculer.