Sondages : critique de la critique

Dans une tribune publiée dans le quotidien Le Monde daté du 7 novembre que nous reproduisons, Brice Teinturier, directeur général délégué d'Ipsos, soulève l'incohérence des critiques récurrentes adressées aux enquêtes pré-électorales.

Les critiques récurrentes contre les sondages constituent de puissants révélateurs de la conception que se font leurs auteurs de la façon dont les électeurs prennent leur décision et du fonctionnement de la démocratie. Elles nous renseignent donc sur leurs croyances ou leurs préjugés, qu’il faut ainsi analyser.

Trois critiques sont généralement adressées aux sondages d’intentions de vote, que l’on a retrouvées de manière exacerbée lors des primaires socialistes :

"Les sondages ne marchent pas, ne signifient rien, ne servent à rien."

Cette critique s’était atténuée car depuis 25 ans, les sondages ont plutôt fait la preuve de leur robustesse et de leur précision. Certes, il y a toujours eu des écarts entre ce qu’ils mesurent et le résultat final, écarts parfois importants, comme en 1995 sur l’ordre d’arrivée du 1er tour ou, naturellement, lors du 21 avril 2002. Certes, le Front National par exemple a souvent été donné à son niveau exact mais également, parfois sous estimé, parfois – on l’oublie toujours,  sur estimé. Malgré tout et contrairement aux anathèmes, sur près de 25 scrutins nationaux depuis 1995, l’outil a plutôt démontré sa validité en même temps que son intérêt pour bien comprendre les réactions et les évolutions des électeurs dans une  campagne. Lors des primaires cependant, l’argument est revenu en force. Quel bilan peut-on tirer de ces enquêtes ? D’abord, qu’elles ont très tôt permis d’indiquer que la mobilisation allait être forte, même si les sondeurs ont tous expliqué pourquoi, sur ce point, l’instrument, ne permettait pas de calculer un indice de participation fiable. Rappelons cependant que sans ces enquêtes, les commentateurs, très sceptiques, en seraient restés à des spéculations sur la possibilité de 500.000 votants….Ensuite, dès l’origine, ces sondages ont indiqué que les deux qualifiés seraient François Hollande et Martine Aubry. Ce qui s’est avéré parfaitement exact alors même que sans l’outil d’étude, les spéculations allaient bon train sur le possible bon score qu’allait faire Ségolène Royal en raison du « lien charismatique et fort » qu’elle entretenait avec son électorat, d’autant plus important dans un vote interne à la gauche… L’instrument techniquement impossible indiquait également que François Hollande serait en tête avec un écart important. Ce qui là encore s’est avéré parfaitement exact (près de 9 points). Et qu’il l’emporterait. Là encore exact. L’instrument enfin a permis de mesurer, dès après le 1er débat, la montée en puissance d’Arnaud Montebourg et la baisse de Ségolène Royal. Il a donc donné les deux qualifiés, le vainqueur et les dynamiques de campagne. Pas si mal pour des enquêtes dont on disait, y compris un grand institut, qu’elles étaient impossibles à réaliser. En revanche et il faut aussi le souligner, elles n’ont pas indiqué à ce point l’effondrement de Ségolène Royal et à ce point le niveau d’atterrissage final d’Arnaud Montebourg. Le bilan est donc « plutôt bon » et non pas «parfait », et il faut le redire. Pourquoi alors tant de mauvaise foi, pendant et même parfois, après le résultat ?

Parce que, et c’est la seconde critique, les enquêtes d’intentions de vote sont accusées « d’influencer les électeurs », de « fausser le jeu démocratique » et même de « fabriquer le scrutin ». 

Après l’enquête impossible, nous avons donc entendu et réentendu des affirmations péremptoires sur « l’effet perfomatif des sondages ». Les sondages « fabriqueraient » ainsi le scrutin. S’ils sont fiables dans leur capacité à indiquer le résultat final, ce n’est pas parce qu’ils mesurent correctement une opinion mais parce que, horreur, ils la fabriquent. Remarquons tout d’abord que cet argument est totalement incompatible avec le premier : soit les sondages ne marchent pas et sont donc éloignés du résultat, soit ils le fabriquent et par définition, en sont donc très proches. Il faut en tous cas choisir sa critique ! Or, si cette dernière thèse était exacte, François Hollande n’aurait pas obtenu un peu moins de 40% au 1er tour de la primaire, c’est-à-dire moins que les 44% dont il était crédité. Il aurait au contraire dû faire soit 44%, soit bien davantage. Il a fait moins. Pourquoi ? Parce que dans la (bonne) campagne qu’a menée Martine Aubry avant le 1er tour, celle-ci lui a progressivement repris 3 à 4 points en apparaissant comme plus précise et concrète, réduisant l’écart ainsi mesuré à 15 jours du scrutin. En effet, évidence qu’il faut donc rappeler, ce sont bien les débats et la campagne qui font évoluer l’opinion, non les  sondages. C’est à l’issue du 1er débat télévisé qu’Arnaud Montebourg et Manuel Valls ont fait bouger les lignes et que les sondages ont notamment montré le décollage du premier. Et cela  ne vaut évidemment pas que pour les primaires. Si c’était les sondages qui faisaient le résultat, jamais François Bayrou, en 2007, n’aurait pu passer de 8% fin 2006 à 18,6% au final - évolution d’ailleurs parfaitement suivie par les enquêtes.  Jamais non plus Edouard Balladur n’aurait pu être dépassé par Jacques Chirac à partir de février 1995, c’est-à-dire une fois qu’il avait quitté sa posture de Premier Ministre de cohabitation pour devenir un candidat en campagne.

Ce rappel en forme de banalité étant posé – c’est la campagne qui fait évoluer les positions -, reste à analyser à quoi renvoie la croyance d’une influence des sondages sur les électeurs eux-mêmes. Qu’il y ait des effets auprès d’une fraction d’électeurs est bien possible. Mais quels effets, auprès de quels électeurs, avec quelle intensité, nul ne peut le dire et encore moins le mesurer. Ces effets ne sont d’ailleurs certainement pas les mêmes suivant les élections et le contexte. On peut ainsi poser comme hypothèse qu’un sondage qui aurait indiqué en avril 2002 que Jean-Marie Le Pen allait accéder au second tour aurait sans doute remobilisé en faveur de Lionel Jospin une fraction d’électeurs décidés à s’abstenir ou à voter pour des candidats plus à gauche. Combien ? On ne  le saura jamais. On peut également faire l’hypothèse que dans certains cas, la mobilisation est une mobilisation de soutien ou d’accompagnement à celui qui apparaît comme le mieux placé. On peut enfin faire l’hypothèse d’un effet démobilisateur auprès de ses propres électeurs potentiels pour celui annoncé comme étant en tête, puisque les choses seraient faites. Ces 3 hypothèses sont toutes possibles, toutes opposées et toutes non démontrées. La vérité et l’honnêteté obligent donc à dire qu’on ne sait pas. Or, le point intéressant est que beaucoup affirment et croient en un unique schéma : les électeurs sont incités à voter pour celui qui est mesuré comme étant en tête, et cela fausse le jeu.

Cette croyance, car il s’agit bien d’une croyance, révèle une conception de l’électeur : un être facilement influençable, passif et moutonnier, incapable d’autonomie et de discernement et se ralliant à l’avis du plus grand nombre. Un être qu’il faut alors, naturellement, protéger de l’influence pernicieuse des sondages, car il en est lui-même incapable. C’est ce présupposé, cet implicite qui constitue l’argumentation sous jacente du législateur de 1977 quand il interdit la publication des sondages pendant la semaine qui précède le scrutin. Cette conception, non seulement fausse ou a minima non démontrée, renvoie également à une idéologie très précise et normative de la façon dont doit se prendre la décision électorale : celle d’un individu qui doit « rentrer en lui-même » pour prendre la bonne décision, se fermer, au moins provisoirement, aux bruits du monde et aux autres, lesquels ont tendance à « polluer » la réflexion. Se faisant, il trouverait le chemin de la vérité et de la bonne décision, dans une sorte de silence intérieur et de pureté de la raison. Cette conception, c’est tout simplement la conception augustinienne de la vérité : « noli foras ire, inte redi, in interiore homine habitat veritas », déclare le grand théologien de la cité de Dieu. « Ne va pas au dehors, rentre en toi-même, c’est en l’homme qu’habite la vérité ». C’est aussi la conception d’un Maurice Druon qui, dans un texte idéologiquement d’une grande clarté, proclamait il y a déjà 40 ans que « les  sondages sont la pollution de la démocratie » ! Et ce n’est pas un des moindres paradoxes que de voir certains acteurs politiques de gauche comme de droite, fervents démocrates pourtant, reprendre dans leur critique des sondages, une tradition philosophique aussi profondément réactionnaire et à l’opposé des postulats de la démocratie. Celle-ci considère en effet que la décision se forge non point dans la mystique d’un chemin intérieur mais dans l’échange avec l’autre, l’ouverture, l’information et la contradiction et qu’il n’y a pas de citoyens de second rang.

La troisième critique à propos des sondages est qu’il y en a trop.

Mais elle est en réalité du même ordre que la deuxième. Qu’il y en ait beaucoup et même de plus en plus est un fait incontestable, mesurable et objectivable. Ce fait est la conséquence directe de la fragmentation des media et de l’augmentation du nombre d’instituts de sondages. Davantage de media qui commandent à davantage d’instituts de sondages fabriquent mécaniquement davantage de sondages publiés. Qu’il y en ait trop est en revanche un jugement de valeur qui mériterait à minima une explicitation. Or, très vite, ce « trop » renvoie à cette conception de l’électeur passif, moutonnier, manipulable et pour tout dire un peu débile, au sens propre comme au sens figuré. C’est ce qu’inspire la formule, polémique et tant utilisée, du « matraquage des sondages ». On pourrait rétorquer que les démocraties ont décidemment des matraques bien douces par rapport aux dictatures si ces matraques se réduisent aux sondages. Mais cela ne suffit pas. L’expression « le matraquage des sondages » prétend imposer une clôture en évitant l’argumentation et l’explicitation de la théorie implicite de l’électeur qu’elle suppose.  

Allons plus loin. Et si les sondages avaient réellement de l’influence sur le comportement électoral, en quoi cela serait-ce un problème ? En quoi serait-il néfaste qu’une fraction d’électeurs, avec toutes les prudences que nous avons indiquées sur la mesure et la réalité de cet éventuel phénomène, utilise cette information pour revisiter son vote ? En quoi serait-ce une « pollution de la démocratie » que de se comporter en tenant compte du comportement des autres, de se dire qu’on votera finalement Jospin plutôt que Besancenot s’il y a un « danger Le Pen »,  Aubry plutôt qu’Hollande alors même qu’on souhaite que cela soit Hollande mais, si cela semble acquis, qu’on veut peser un peu plus à gauche ; Hollande plutôt qu’Aubry si l’on pense que le plus important est de sélectionner le meilleurs pour battre Nicolas Sarkozy ? C’est un problème pour ceux qui ne veulent pas d’un citoyen électeur de plus en plus autonome et qui leur échappe. Ce que les réseaux sociaux, twitter et internet font apparaître, c’est une société de plus en plus réflexive, où l’on sollicite de plus en plus l’avis de l’autre et l’échange avec lui pour se forger soi-même une idée sur un objet, un service, une mesure, un candidat. Or, ce sont les mêmes qui haïssent les réseaux sociaux et plus généralement, cette société réflexive où le contrôle du citoyen leur échappe de plus en plus, et qui sont quasi révulsés à l’idée que ce citoyen puisse décider de tenir compte des sondages publiés...ou de les ignorer complètement. Ce sont les mêmes qui veulent alors contrôler et limiter les sondages, leur nombre, le moment où ils sont publiés. Non pas au nom d’une argumentation ou d’une démonstration de leurs effets néfastes, mais de leurs propres croyances, systèmes de valeurs et/ou intérêts.

Quelles sont maintenant, après les présupposés, les conséquences de ces critiques récurrentes sur les sondages ?

D’abord, d’entrainer certains acteurs ou commentateurs sur une pente très ambigüe, faisant appel aux ressorts traditionnels du populisme y compris de la part de personnalités qui en sont éloignées. Très vite en effet, on en vient à opposer dans le discours une « popularité sondagière », supposée factice, à ce que serait la véritable popularité, mystérieusement connue des seuls acteurs ou issue du « terrain ». Et sur cette mauvaise pente, on aboutit quasi inéluctablement à la théorie du complot : les sondages ne reflètent plus un mouvement d’opinion, ils sont là pour le créer, car les sondeurs, d’accords entre eux et associés aux média, lesquels constituent aussi un système, sont à la solde du pouvoir en place et « poussent » tel ou tel candidat dans l’intérêt de ce même pouvoir. C’est une affirmation récurrente du Front National ; ce fut celle de François Bayrou lors des européennes de 2009 face à la poussée écologiste – même s’il eu l’honnêteté de reconnaître et de dire publiquement, quelques jours plus tard, qu’il s’était trompé - ; ce fut également celle, plus récemment, de Ségolène Royal tout au long de la campagne des primaires puis pendant quelques jours de Martine Aubry. 

La deuxième conséquence de cette inversion de la cause et l’effet - et de cet « oubli » que c’est la campagne qui a un impact sur les électeurs -, est d’occulter d’autres effets potentiels sans doute beaucoup plus problématiques des sondages publiés. Car les sondages ont des effets incontestables sur le climat d’une  campagne, son rythme et les dynamiques de ralliement des élus en faveur de tel ou tel. Là encore, on pourrait d’ailleurs dire « et après, où est le mal ? ». Reste que les effets indirects sont bien plus avérés que les effets sur l’électeur lui-même et qu’ils devraient être approfondis. Si les sondages portent ainsi exagérément ou exclusivement sur une thématique précise au détriment d’autres enjeux, ils participent d’un façonnage plus que discutable des enjeux de la campagne. On devrait donc s’intéresser beaucoup plus aux sondages thématiques qu’à la critique des intentions de vote. Et si l’on ne s’intéresse décidemment qu’aux intentions de vote, deux faits devraient selon nous être plutôt soulignés : d’abord, que les candidats à faible notoriété sont probablement davantage pénalisés que les autres, car leur faible ancrage initial dans l’opinion incite les media à ne pas leur accorder une place importante, cette faible visibilité renforçant alors leur faiblesse dans l’opinion. Ensuite, la législation, qui met la barre des remboursements des frais de campagne à 5% des suffrages, fait que de tels candidats, notamment en début de campagne, n’obtiendront pas des prêts bancaires ou pas aussi facilement que les autres. C’est donc une difficulté supplémentaire qui va renforcer leur difficulté à faire campagne et donc à émerger, indépendamment de la qualité de leurs propositions. Et c’est la question des barrières à l’entrée qui est posée.

La troisième conséquence de ces critiques est qu’en plus de rater l’essentiel, elles finissent malgré tout par délégitimer l’instrument de mesure. Or, cela est tout simplement dommageable si l’on considère avec Jean-Luc Parodi, formule à laquelle l’auteur adhère depuis 25 ans, que « les sondages sont des instruments indispensables mais imparfaits de compréhension de l’opinion publique ». A force de casser la légitimité des instruments de mesure, on en oublie tout ce qu’ils apportent de précieux sur la connaissance réelle de ce que pensent les Français et de pourquoi ils pensent ce qu’ils pensent.

L’une des fonctions essentielles du politique est de dire ce que le pays ressent et ce dont il a besoin. L’irruption d’un outil comme celui des sondages a cassé ce monopole qu’avaient les acteurs politiques, ce que certains n’ont jamais accepté – et on peut les comprendre, tout comme on peut comprendre la dureté d’un mauvais résultat de sondage alors que le ou la candidate met toute son énergie, ses efforts et sa passion à convaincre. Il n’en demeure pas moins que cet outil est indispensable. A condition, nous l’affirmons bien volontiers, de souligner qu’il est imparfait, n’est pas et ne doit pas être unique, et produit des effets évidents sur les campagnes elles-mêmes.    

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