Sondages : une censure absurde

Quarante-huit heures au lieu d'une semaine : vouée au ridicule à l'heure d'Internet, la loi interdisant la publication de sondages juste avant les élections va être modifiée. Mais au lieu d'un replâtrage hâtif réduisant le délai, pourquoi, tout simplement, ne pas supprimer une loi absurde, inefficace et d'une rare hypocrisie ?

Auteur(s)
  • Brice Teinturier Directeur Général Délégué France, Ipsos (@BriceTeinturier)
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" Les sondeurs veulent s'en mettre plein les poches ", soutiennent en substance ceux qui n'imaginent pas que l'on puisse afficher des convictions autrement que dans l'espoir de profit. Que l'on me permette, d'abord, de répéter à ces procureurs connaissant bien mal leur dossier, ce que je n'ai jamais caché et que j'ai encore écrit noir sur blanc dans un livre récent, Sondages privés (Stock) : la loi de 1977 restreignant la publication de sondages en période électorale a été une aubaine financière pour les sociétés d'enquêtes. À l'Ifop puis chez Ipsos, je l'ai avoué, ce fut tout bénéfice puisque nous pouvions vendre plusieurs fois la même marchandise confidentielle, c'est-à-dire ces fameux sondages interdits de divulgation au bon peuple. Et, croyez-moi, nous ne manquions pas de clients aguichés venus de tous les horizons, la politique, les médias, ou les milieux d'affaires. Sans compter tous ceux à qui, histoire d'entretenir de fructueuses relations, on offrait le privilège de partager nos précieux secrets. Nous avions formé, ainsi, une sorte de club auquel, pour toutes sortes de raisons, parfois inavouables, par exemple la spéculation boursière, on faisait payer assez cher l'adhésion.

Par conséquent, si les sondeurs voulaient vraiment s'en mettre plein les poches, ils engageraient dare-dare de discrètes campagnes de lobbying pour suggérer aux législateurs non point d'assouplir la réglementation mais, au contraire, de la durcir avec des restrictions beaucoup plus sévères. Pourquoi pas un mois d'interdiction sous prétexte de protéger la sérénité des fragiles électeurs ?

Dans le flot des commentaires suscités par la perspective de modifier la loi de 1977, le plus étonnant c'est que personne ne s'avise d'examiner les circonstances politiques dans lesquelles cette disposition a été votée. À droite - d'où a surgi l'initiative - comme à gauche - où l'on s'est bien gardé de déverrouiller le système jusqu'au jour où les technologies de l'information l'ont fait voler en éclats - il est peut-être aussi gênant de devoir aboutir à ce constat : tout se passait comme si l'opinion manifestée dans des intentions de vote relevait d'un secret d'État.

Contrôler la diffusion des sondages est une idée née dans le camp des giscardiens au cours de la présidentielle de 1974. Sur l'intervention pressante de Michel Poniatowski, le président de la République par intérim, Alain Poher, demanda à la direction de France-Soir de renoncer à faire paraître le dernier sondage d'intentions de vote prévu pour le samedi 18 mai, juste avant le second tour. Au grand dam de l'Ifop, France-Soir décida de s'incliner malgré l'absence de la moindre disposition légale en ce sens. On se retrouva dans la situation paradoxale de voir l'équipe giscardienne à la fois se servir habilement des sondages pour son propre compte et se débrouiller pour en interdire la publication par crainte de leur influence néfaste.

Michel Poniatowski partait d'un postulat selon lequel l'annonce d'un résultat très serré entre Valery Giscard d'Estaing et François Mitterrand allait nécessairement favoriser ce dernier et réveiller ses partisans indécis. C'est en suivant un raisonnement similaire qu'en 1977 le Parlement vota à la sauvette la loi restreignant la diffusion des sondages : échaudée par de piètres résultats aux municipales et inquiète de la dynamique d'union de la gauche autour du " programme commun " la majorité d'alors pensait que la parution de sondages favorables à l'opposition lui donnerait un élan supplémentaire. Après 1981, la gauche cette fois-ci aux commandes aura le même réflexe, se refusant à modifier la loi parce que les enquêtes risquaient, soi-disant, de favoriser, à son tour, la droite.

Que l'on ne vienne donc pas nous seriner des balivernes : en fait, derrière de nobles parures déontologiques, la loi de 1977 fut conçue à l'origine par la droite comme un instrument de censure puis utilisée en tant que tel par la gauche. Les sondages restaient des instruments sulfureux sauf pour l'élite éclairée qui pouvait les consulter à satiété en déclarant, bien sûr, n'y prêter aucune attention.

Vouloir maintenant alléger, pour la forme, la censure en adoptant quarante-huit heures de silence ne change rien au fond de l'affaire. Et, sur le fond, précisément, cette affaire ne tient pas debout. Les professionnels estiment qu'il y a deux effets possibles à la publication de sondages électoraux : voler au secours de la victoire ou soutenir le perdant annoncé. Nos confrères américains ont échafaudé beaucoup de théories sur ce qu'ils appellent, dans le premier cas, le " band wagon effect " et, dans le second, " l'underdog effect ". Le problème, c'est qu'il est presque impossible de déterminer à l'avance lequel de ces deux effets va jouer et dans quelle proportion. Là réside, d'ailleurs, une des difficultés présentes du métier de sondeur, une frange de l'opinion jouant avec les prévisions exactement comme certains automobilistes s'arrangent à détourner les conseils de Bison Futé.

Non seulement la censure des sondages à n'importe quel moment est injustifiable mais, en plus, elle se révèle vaine par définition et d'une totale inanité au regard de nos moyens de communication. Silence imposé dans les médias hexagonaux à partir du vendredi minuit ? Qu'à cela ne tienne, en toute légalité Ipsos trouvera la meilleure façon de contourner l'obstacle pour transmettre ses informations. Et dans la classe politique, toutes tendances confondues, les mêmes qui auront toiletté la réglementation seront les premiers à venir aux nouvelles. Messieurs les censeurs, encore un effort pour en finir avec cette tartuferie ! Alors oui, je dirai merci et bravo.

Auteur(s)
  • Brice Teinturier Directeur Général Délégué France, Ipsos (@BriceTeinturier)

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