Trois divergences de la société française
LES ZONES DE FRACTURES ENTRE LES SYMPATHISANTS DU FN ET LES AUTRES
Les sympathisants FN constituent désormais un socle solide et cristallisé, comme on le voit à chaque rendez-vous électoral depuis 2011 : Cantonales, Présidentielle, Municipales, Européennes, Départementales ont vu le corps électoral du FN se mobiliser, souvent bien plus que les électeurs du PS, donnant au FN la 1ère position aux Européennes, la 2ème aux Départementales, dans la logique d’une tendance qui s’affirme et se renforce bien au-delà d’une simple protestation.
Ils se reconnaissent aussi dans le leader du parti, Marine Le Pen : 92% jugent favorablement son action et font bloc avec elle quand elle est rejetée. On a pu le vérifier au moment de la manifestation « Je suis Charlie » à Paris à laquelle elle n’a pas participé, ce qui a certes suscité un jugement critique chez les Français mais un durcissement de son propre électorat qui a fait bloc.
Alors que l’ensemble de la population se caractérise par un peu moins de pessimisme et un peu plus de confiance, les sympathisants FN se sentent au contraire piégés dans un pays qui s’effondre.
Les Français montrent en effet quelques signes d’espoir, avec 44% pour qui la mondialisation est une opportunité (+ 5 Vs. 2014), 52% pour qui l’appartenance de la France à l’Union Européenne est une bonne chose (+7% Vs. 2014) et aussi 75% (+8%) qui souhaitent que la France reste dans la zone euro. En revanche, c’est à l’égard de la confiance dans les partis politiques que la confiance progresse le moins (+1% avec 9%), en dernière position.
A l’inverse, les sympathisants du FN s’enferment dans l’idée du déclin irréversible de la France : 56%, +20 points de 2014 à 2015, contre 22% dans le reste de la population. La divergence est radicale, tant en niveau qu’en évolution ! Ils ne se sentent exister nulle part, ni dans les médias, ni dans la représentation nationale. Et ils se vivent comme des gens globalement piégés : par la mondialisation, l’Europe, leur situation quotidienne, la hantise du déclassement, de la précarisation, du chômage, par le coût du logement ou de l’énergie.
Mais aussi et surtout, par la menace identitaire et culturelle :
- Pour 94%, « il y a trop d’étrangers en France ». C’est massif et c’est 31 points de plus que dans le reste de la population.
- Pour 95%, « on ne sent plus chez soi aujourd’hui comme avant » : là encore, homogénéité maximale du ressenti et divergence de 38 points avec le reste de la population.
- Pour 10% seulement, « les immigrés font des efforts pour s’intégrer en France » : c’est 39 points de moins que dans le reste de la population.
- Pour 82%, la religion musulmane n’est pas compatible avec les valeurs de la société française : là encore, homogénéité maximale et 32 points de plus que dans le reste de la population.
A tous ces marqueurs, il faut en ajouter un autre : l’impression de ne rien contrôler et de n’avoir aucune maitrise sur leur destin.
Le risque est double : un soutien de plus en plus franc et massif aux idées du FN, une radicalisation de leur ressentiment.
Houellebecq (Soumission, 350 000 exemplaires vendus), les crimes terroristes de Janvier 2015, Zemmour (480 000 exemplaires pour Le Suicide français), les annonces d’attentats déjoués… alimentent un récit qui apparaît de plus en plus cohérent et crédible autour du nécessaire rejet des étrangers et de l’Islam en général, et leur conviction qu’après 2017, il sera définitivement trop tard.
Plusieurs éléments y participent :
- Sur le plan géographique, l’implantation du FN dans de nouvelles régions, l’Ouest notamment. Bien sûr, cette stratégie de la massification et de la tâche d’huile a pour objectif de préparer le socle électoral de 2017.
- Sur le plan idéologique, la pénétration des points de vue du FN dans l’opinion. Le rétablissement de la peine de mort (52%, + 7 points par rapport à 2014), l’impression qu’il y a « trop d’étrangers en France » (67%, +1), l’attente d’ordre et d’autorité (85%, +1) se généralisent.
Les sympathisants socialistes ne sont pas épargnés : 78% estiment qu’« on a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre » (+16 points, Vs. 62% en 2014), et 52% qu’« on évolue vers trop d’assistanat ».
Enfin, si 93% des sympathisants FN estiment que « la religion musulmane cherche à imposer son mode de fonctionnement », 69% du reste de la population partagent aussi ce jugement. - Sur le plan politique, le fait que les autres partis semblent se positionner par rapport au FN, comme si ses idées structuraient le débat, animaient l’agenda et dictaient à l’UMP ou à la Gauche leurs lignes de clivage ou de proximité.
Marine Le Pen ne s’y est pas trompée. Son discours du 1er Mai, particulièrement virulent et construit sur l’axe « nous avions raison sur tout », est une démonstration à la Cassandre qui renforce l’idée que le FN aurait les solutions.
LES JEUX DE DIVERGENCES ENTRE MARINE ET JEAN-MARIE LE PEN
La fille et le père, une femme et un homme, voilà déjà deux divergences de fait. Mais il y en a d’autres, en termes de génération, de convictions et de regard sur la place de la femme dans la société, de vision de la Shoah - littéralement obsessionnelle pour Jean-Marie Le Pen.
La plus importante est liée au désir de pouvoir.
Si Jean-Marie Le Pen s’est complu à jouer le rôle d’un personnage sulfureux et provocateur, Marine Le Pen est animée du désir de conquête et accepte de se plier à des règles.
Ses dernières prises de position à l’égard de la laïcité, sa condamnation des propos tenus par son père dans Rivarol, sa volonté d’exclure son père du FN, constituent aussi des exemples de divergence radicale à l’égard de son père, qu’il s’agisse de tactique bien comprise ou pas.
Les divergences sont aussi d’ordre économique. Au passé poujadiste du père, abhorrant la bureaucratie et l’Etat, Marine Le Pen oppose sa volonté d’imposer un Etat fort et protecteur.
Mais pour le reste, et le discours du 1er mai 2015 le montre sans ambiguïté, les convergences sont massives. Pas seulement leur nom, mais les valeurs.
- La même vision catastrophiste, apocalyptique, d’une France vouée à la disparition dans la mondialisation et l’Europe.
- La même dénonciation de l'immigration et de l’Islam, sources de risque et de dissolution de l’identité culturelle de la France.
- La même critique des « élites » et du « système » corrompus et coupés de la vérité d’un peuple qui souffre en silence mais reste sain et raisonnable.
Cela mène à la troisième divergence, celle qui met en cause l’idéal démocratique et la question même de la « représentation ».
LA DISTORSION ENTRE UN IDÉAL DÉMOCRATIQUE ET UNE SOCIÉTÉ QUI SE FRAGMENTE
Comment croire que la démocratie est « irremplaçable », que c’est « le meilleur système possible » si l’on se sent ignoré par les élites et les élus ?
En 2014 déjà, 24% des Français étaient d’accord avec cette proposition : « d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie », parmi eux 31% des 18-24 ans, 35% des ouvriers, 32% des moins diplômés et, comme par hasard, 45% des sympathisants FN.
En 2015, ce score progresse de deux points à 26%. Une partie des Français rêve de l’homme providentiel et sont en demande de démocratie autoritaire, incarnée dans un leader. C’est la plus grave et la plus dangereuse des divergences. Elle dépasse la simple crise de la représentation politique et de l’image du personnel politique et ébranle l’idéal démocratique lui-même. Elle se nourrit de la crise du résultat, elle capitalise sur les fractures sociales et elle active la demande d’ordre et d’autorité plutôt que de liberté et d’esprit critique.
En fragilisant cet idéal démocratique et de liberté, elle impose aux politiques de mettre en œuvre un arsenal d’actions pour atténuer le ressentiment de cette population qui ne se croit ni entendue ni aidée, pour la sortir de la résignation et pour lui redonner la maîtrise de sa vie. Sans pour autant la moindre complaisance sur les idées qu’elle véhicule.