2012, un scrutin sans précédent

Dans un article paru dans l'Hémicycle que nous reproduisons, Brice Teinturier, directeur général délégué d'Ipsos, confirme que la crise européenne a amplifié le fossé existant entre Nicolas Sarkozy et les classes populaires, rejointes aujourd'hui par une partie des classes moyennes. Même si c'est dans une moindre mesure, le parti socialiste n'est pas épargné par cette désaffection.

La crise actuelle rebat en partie les cartes de l’élection présidentielle et renouvèle le clivage ouvert/ fermé qui, depuis au moins le référendum de Maastricht de 1992, n’a cessé de travailler la société Française.

Ce clivage, ancien, oppose deux conceptions de la souveraineté, laquelle reste la question centrale du politique. D’un côté, ceux qui, en termes de puissance et d’efficacité, considèrent que des abandons partiels de souveraineté au profit d’une intégration dans un espace plus grand et régulé permettent in fine d’avoir une plus grande maîtrise de son destin. D’un autre côté, ceux qui estiment que ces abandons, ou a minima la façon dont ils ont été négociés, ne permettent ni au peuple d’être souverain – on se souvient de Philippe Seguin tonnant contre une BCE non contrôlée – ni à la France de regagner des marges de manœuvre et d’efficacité plus importantes.   La crise actuelle a réactivé ce clivage mais en le radicalisant et en le polarisant sur deux données : la relation à la mondialisation et l’euro.

D’un côté, nous avons aujourd’hui ceux qui considèrent que la mondialisation est la question centrale, qu’elle conduit la France à la faillite, qu’elle est allée de pair avec la désindustrialisation du pays et qu’elle amène au déclin et à l’appauvrissement des plus fragiles et de la Nation. La solution est donc d’en sortir ou à minima, d’en reconsidérer les mécanismes, via par exemple un protectionnisme plus ou moins  fort aux frontières. Les partisans de cette thèse drainent a minima 30% des suffrages, si l’on combine les électeurs de l’extrême gauche, du Front de Gauche, de Debout la République et du Front National. Ils sont en réalité plus nombreux car y compris au sein de l’électorat socialiste, des Verts et d’une partie de l’UMP, on trouve des tenants de ce courant même s’ils votent pour un candidat qui n’est pas exactement sur cette ligne.

Ces électeurs sont par ailleurs massivement issus des catégories populaires et traduisent l’immense fracture qui s’est construite au cours des 25 dernières années entre les partis de Gouvernement et ceux qui se considèrent de plus en plus comme les exclus du système et sont les perdants de la mondialisation. Pour eux, le pouvoir a été confisqué par une oligarchie politique et financière, dont les banques et les marchés financiers sont devenus le symbole plus encore que les grandes entreprises - qu’on appelle significativement maintenant non pas des entreprises mais « des groupes mondiaux ». Or, parce qu’ils ont le pouvoir économique et culturel, les gagnants de la mondialisation ont des stratégies qui permettent à leurs enfants de continuer à faire partie des gagnants : fréquentation des écoles adéquates et/ou cours complémentaires, stages linguistiques et/ou master à l’étranger, stratégies d’acquisition d’un logement à proximité des bons lycées ou dans les bons quartiers, tout cela au prix de sacrifices de plus en plus importants mais encore possibles pour une partie de la population. Ils savent et ils peuvent, ou peuvent encore. Les catégories populaires, et de plus en plus une fraction importante de la classe moyenne, ont en revanche le sentiment inverse, celui d’une installation durable dans un schéma de vulnérabilité croissante et de déclassement inéluctable. Certains montent, eux descendent. Pire encore : pour que certains montent, il faut que des gens comme eux descendent. Les responsables ? La mondialisation, les marchés financiers, l’euro et tous ceux qui les soutiennent. La solution ? Une véritable rupture, qui commence tout autant qu’elle se symbolise par la sortie de l’euro. Les 25% à 30% de Français partisans d’un retour au Franc sont très largement ceux que nous décrivons. Près d’un ouvrier sur deux souhaite l’abandon de l’euro - alors que les cadres supérieurs y sont massivement favorables.

C’est ce qui explique fondamentalement la cassure entre les milieux populaires et Nicolas Sarkozy. Certes, il y a de nombreuses raisons à cela, qui tiennent au contrat non rempli de 2006/2007 : le Président du pouvoir d’achat qui, par exemple, augmente dès 2007 les indemnités présidentielles (l’effet est ravageur) mais ne parvient pas à assurer sa promesse en matière de pouvoir d’achat (« les caisses sont vides »), et cela, dès avant  la crise de 2008. S’y ajoutent d’autres symboles tout aussi ravageurs, du Fouquet au yacht de Bolloré en passant par l’EPAD. Mais si le sentiment de trahison est en réalité très profond, c’est qu’il renvoie à bien plus que ces symboles : le Nicolas Sarkozy de 2006 / 2007 était en effet un candidat de « rupture » avec les aspects les plus détestés du « système ». Il réduit le Front National à moins de 11% et conquiert une partie des catégories populaires en donnant précisément le sentiment que des marges de manœuvre existent, qu’on peut et doit reconstruire « des usines », une industrie, qu’il est possible de ne pas subir la mondialisation. Il canalise ainsi, avec d’autres (Ségolène Royal, François Bayrou), la contestation du système dans le système. Le Nicolas Sarkozy de 2011 reste naturellement toujours sur la thématique des marges de manoeuvre, de la souveraineté et de l’efficacité. Mais cette fois-ci, il théorise qu’elle n’existe pas sans réduction des déficits publics, qu’une sortie de l’euro serait suicidaire et signifierait la mort de l’Europe et que le triple A de la France est crucial. Il devient dès facto, pour une partie des catégories populaires, partisan du système actuel et, malgré ses efforts, d’un système financier honnis là où Marine Le Pen est au contraire dans l’affirmation de la rupture via la sortie de l’euro. C’est ce qui explique que Nicolas Sarkozy remonte actuellement dans l’électorat du Modem par exemple, très en phase avec le Président sur la question des déficits et de la dette, mais pas du tout chez les catégories populaires, et que le FN se maintienne ou progresse.

Sommes-nous pour autant dans un schéma proche de 2002 ? Par bien des aspects, oui, ne serait-ce qu’avec un Front National à un niveau extrêmement élevé (19% dans la dernière enquête Ipsos – Logica Business Consulting) et la coupure radicale entre le pouvoir en place et les milieux populaires. Mais 2002 se caractérise aussi par un record d’abstention. Or, cela ne semble pas être le schéma actuel. Ni 2002, ni 2007, le scrutin de 2012 sera, comme à chaque élection, spécifique et peut réserver bien des surprises.

Auteur(s)

  • Brice Teinturier, Directeur Général Délégué France, Ipsos
    Brice Teinturier
    Directeur Général Délégué, Ipsos bva (@BriceTeinturier)

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