Du bon usage des intentions de vote…
Les élections cantonales sont refermées. La présidentielle se profile. À un an de l’échéance, Brice Teinturier Directeur Général Délégué Ipsos (France) évoque avec nous les intentions de vote, sujet hautement d’actualité.
Combien de campagnes électorales avez-vous déjà suivies ?
Brice Teinturier : 22 ou 23, je pense.
Nullement blasé ?
B. T. : Au contraire, je dirais que mon intérêt en sort à chaque fois renforcé. Avec cette pointe d’excitation quand je songe aux surprises qui nous attendent inéluctablement et à l’odeur de la poudre que je sens monter.
Quel déploiement médiatique Ipsos présente-t-il pour la présidentielle ?
B. T. : Nous avons remporté les appels d’offres de France Télévision et de Radio France. Nous travaillons également sur un partenariat avec Le Monde. Entre France Inter, France Info, France Bleu, Le Monde, France 2, France 3 et France 5, nous aurons largement de quoi nous occuper avec de très beaux outils.
Qu’est-ce qui fait la marque d’une présidentielle ?
B. T. : C’est l’élection qui polarise le plus d’attention et de tension. Celle qui suscite le plus d’envie et de nécessité de comprendre et de suivre le déroulement. Celle qui cristallise enfin le mieux les espoirs et les contradictions de la société française. A un an du scrutin, c’est déjà palpable. Pour nous, cela veut dire énormément de travail, d’organisation, de rigueur, la capacité à déployer de nombreuses personnes... En termes de préparation psychologique, c’est la conscience que l’épisode sera long, qu’à un moment donné, les acteurs deviendront très nerveux, qu’il pourra y avoir de la mauvaise foi et de la brutalité dans certains propos, mais que tout cela n’est au fond que dans l’ordre des choses et qu’il faut savoir garder son sang-froid.
Ne le perdez-vous pas un peu quand vous entendez douter de la valeur prédictive de l’intention de vote ? Ou pour faire simple, quand vous entendez dire : « les sondages ont toujours tort » ?
B. T. : Contrairement à une croyance fortement établie, le sondage d’intentions de vote est un instrument qui fonctionne plutôt bien voire très bien en termes de prédictivité. Sa fiabilité tend même à se renforcer. Les élections intermédiaires depuis une dizaine d’années ont été très bien anticipées par les sondages d’intention de vote. Pour la présidentielle de 2007, nous étions à des niveaux égalant pratiquement ceux du scrutin. Le sentiment ambiant qui tend à jurer du contraire ne résiste pas à l’examen factuel.
La valeur et la signification des intentions de vote sont-elles pour autant comparables à 12 et à 3 mois du scrutin ?
B. T. : Il ne faut pas opposer les résultats d’intentions de vote un an avant le scrutin à ce qui va sortir des urnes. C’est autant une tarte à la crème qu’un petit jeu stérile. Les intentions de vote n’ont pas la prétention de nous dire aujourd’hui ce qui va sortir du chapeau dans un an. Quand je dis que les intentions de vote ont très bien fonctionné en 2007, je veux rappeler que dans les 3 à 4 mois précédant le scrutin, elles ont permis d’identifier la plupart des faits importants : la possibilité d’avoir les deux principaux candidats à des niveaux de 25% et plus, voire 30% pour Nicolas Sarkozy, ou de situer Le Pen à 12 ou 13%, ce que personne ne croyait (il a fait moins de 11%). Mais bien entendu, plus nous nous situons en amont, plus il est difficile d’anticiper le film de l’élection. Tout simplement parce que l’offre de candidatures n’est pas connue à droite et que la présence ou non d’un Villepin ou d’un Borloo n’est pas neutre ; que nous ignorons encore quel sera le candidat socialiste et la façon dont vont se dérouler les primaires ; que nous ne connaissons pas le degré de mobilisation de cette présidentielle ni quelles seront les thématiques centrales de l’affrontement. Ce sont des données fondamentales qui laissent le jeu encore très ouvert.
Pourquoi alors procéder à ces intentions de vote aujourd’hui s’il demeure autant d’inconnues ?
B. T. : Ce qui est intéressant et qui légitime que nous travaillions autant en amont, c’est de pouvoir suivre l’évolution des hypothèses de vote dans un contexte de plus en plus mouvant. C’est justement ce qui va solidifier leur prédictivité. Avant d’être un outil purement prédictif, l’intention de vote est un outil de compréhension de l’opinion publique et de son évolution. Nous avons de même une toile de fond et différents indices sur lesquels nous nous appuyons pour nous permettre de mieux identifier ou de mieux comprendre les phénomènes politiques émergeants et, soit de les relativiser, soit de les identifier comme annonciateurs de nouveautés. Tout cela nous permet d’encadrer l’intention de vote par des systèmes d’opinion beaucoup plus lourds et plus ancrés. L’image et la crédibilité comparée des acteurs politiques nous fournissent, par exemple, des éléments précieux. La méfiance de la société française à l’égard des Autorités également.
L'influence de la publication des intentions de vote sur le citoyen est-elle aussi une chimère ou une tarte à la crème pour reprendre votre expression ?
B. T. : Beaucoup l’évoquent mais aucun travail sérieux n’a permis d’en mesurer l’étendue. Plus encore que cela, on ne sait pas au profit de qui se fait cette prétendue influence. Elle peut soit renforcer le candidat annoncé comme étant en tête, soit produire l’effet inverse. Par exemple, la publication d’un sondage d’opinion qui vous dit que le Front National est potentiellement qualifié pour le second tour peut provoquer non pas une amplification en sa faveur, mais une remobilisation d’électeurs de la droite parlementaire tentés par un vote FN ou d’abstentionnistes de gauche qui refuseraient un nouveau 21 avril même à l’envers. Les deux phénomènes, mobilisation de soutien et mobilisation par antagonisme, peuvent d’ailleurs coexister et s’annuler. Les choses sont donc beaucoup plus complexes que l’on ne veut bien le dire et nul n’est vraiment capable de mesurer la proportion d’électeurs stratèges qui utilisent l’information donnée par les sondages pour revisiter éventuellement leur vote. En revanche, beaucoup fantasment sur ce prétendu effet…
Les intentions de vote n’ont-elle pas une énorme portée médiatique ?
B. T. : Ce qui est avéré, beaucoup plus que la résonance auprès des électeurs, c’est l’influence des sondages sur le système médiatique et sur l’offre de candidatures. Là on peut effectivement dire des choses qui sont plus rigoureuses et fondées, en particulier que les sondages ont un effet sur ceux qui vont se présenter ou ne pas se présenter. Lorsque vous avez des « petits candidats », même si je n’aime pas l’expression, qui ne « décollent » pas dans les intentions de vote, notamment au tout début, les médias ont tendance à ne pas s’y intéresser. L’accès au système et à la visibilité médiatique a donc aussi à voir avec la performance dans l’opinion mesurée par les sondages et du coup, peut construire un cercle vicieux : vous êtes faible dans l’opinion ; vous avez alors d’autant plus de chances de l’être en visibilité médiatique, ce qui renforce votre faiblesse auprès des Français. De la même manière, si les questions d’opinion ne portent que sur des sujets régaliens et délaissent les sujets économiques et sociaux, le débat public a toute chance de porter davantage sur l’immigration et la sécurité que sur le pouvoir d’achat, l’environnement ou le logement. Les enquêtes peuvent donc avoir des effets sur les controverses et les candidats et c’est sans doute par ce biais qu’elles en ont sur les électeurs. Mais le système reste très pluraliste et pluriel : les media sont de toutes sensibilités et les enquêtes abordent en réalité une très grande diversité de sujets. Il me semble donc que la question centrale est beaucoup plus celle des effets sur le système de candidatures et l’inégal accès au media des uns et des autres que sur les autres dimensions souvent avancées.