La consommation ajustée

La tendance touche tous les pays développés : les consommateurs sont à la recherche d’une meilleure façon de consommer. C’est « la consommation ajustée », un concept émergeant que nous expliquent Bruno Bourdon, Directeur Général, Ipsos Marketing (Quali) et Rémy Oudghiri, Directeur du département Corporate et Tendances, Ipsos Public Affairs.

On parle de plus en plus de « consommation ajustée ». De quoi s’agit-il exactement ?

C’est à la fois un phénomène que l’on observe de plus en plus au travers de nos études qualitatives et qui, par ailleurs, a été bien mis en évidence par Rémy Oudghiri et son équipe, dans le cadre de la dernière édition de Trend Observer (1), l’Observatoire international Ipsos des tendances émergeantes. Il s’agit d’une nouvelle tournure dans nos façons de consommer, d’un infléchissement sensible du rapport à la consommation. La conjoncture incertaine (qui limite nos certitudes) combinée aux progrès technologiques (qui élargissent notre champ d’action) favorise chez les consommateurs le développement d’une consommation réfléchie, voire réflexive, à la fois pragmatique et équilibrée, une consommation que l’on veut davantage ajustée aux "vrais" besoins.

Qu’est-ce qui motive cette attitude ?

Cela va au-delà du simple souci de faire des économies ou du refus idéologique de dépenser plus qu’il ne faut. Il y a presque une forme de sagesse diffuse, comme on l’entend dans la philosophie antique. Aristote définit d’ailleurs la sagesse comme le juste milieu entre deux extrémités fâcheuses, l’une par excès, l’autre par défaut (Ethique à Nicomaque, Livre II). Ici, c’est le même principe. Entre surconsommation et ascétisme, on se dit plus ou moins confusément qu’il doit exister un juste milieu, une juste mesure de la consommation.

C'est une mini révolution ?

Disons plutôt une rupture avec la culture de consommation qui s’était établie dans nos sociétés au cours des dernières décennies sur le mode de l’acquisition de ressources, de produits et de richesses. Le fait de posséder toujours plus ne fait plus autant rêver. D’après une de nos récentes études, 6 Français sur 10 pensent qu’il faut réduire la consommation pour améliorer la qualité de vie, mais pas question pour autant de se priver. On préfère désormais clairement le toujours mieux au toujours plus.
Mais c'est aussi une rupture par rapport à l’offre que proposent les marques et les entreprises. Là encore, nous l’observons régulièrement dans nos études, le rythme souvent effréné des innovations qui se traduit par une profusion des références, plonge le consommateur dans la perplexité. Manquant de repères, il a du mal à se retrouver dans une offre tellement élargie qu’il se demande parfois en quoi elle répond vraiment à ses besoins, en quoi il reste le centre de gravité d’une offre dont il voudrait précisément être la norme et la mesure.

Comment se manifeste concrètement ce « mieux consommer » ?

Avec, par exemple, l’idée de ne consommer que ce dont on a réellement besoin. C’est très net dans le domaine des services. Un site comme amaguiz.com, par exemple, s’est installé en battant en brèche l’idée de l’assurance standard pour proposer quelque chose d'adapté aux habitudes de ses usagers, à leurs besoins, voire même à leurs caprices. L’introduction progressive des « smart meters » (compteurs intelligents) dans le domaine de l’énergie ou de l’eau s’inscrit également dans cette tendance. Mais on le voit aussi dans l’alimentaire avec, par exemple, le succès des éco-dosettes. Une étude menée par notre institut, dans le cadre des Oscars LSA de l’innovation, classe ainsi la dosette de café souple Senseo parmi les innovations qui ont marqué la décennie.
Mais cela apparaît aussi avec le souci de réduire les emballages inutiles ou de faire en sorte qu’ils puissent être réutilisables ou biodégradables. Sur fond de crise écologique, ajuster signifie aussi réduire le gaspillage (71% des consommateurs dans les pays développés déclarent se sentir coupables quand ils gaspillent).

Cet ajustement va donc au-delà des produits eux-mêmes ?

Oui, bien sûr, cela affecte aussi très largement leur commercialisation et leur distribution. Le vrac, qui se développe dans certaines chaînes d’hypermarchés ou dans les magasins bios, permet d’ajuster la consommation à son strict nécessaire. De même, d’une certaine façon, que le raccourcissement des circuits d’échange. On se demande pourquoi passer par divers intermédiaires quand on peut avoir un accès facilité et plus vertueux à certains circuits de distribution. C'est une des raisons d'être des circuits alternatifs tels que les AMAP (Associations pour le Maintien d'une Agriculture Paysanne) où le principe est de créer un lien direct avec des consommateurs qui s'engagent à acheter la production d’agriculteurs à un prix équitable.
On retrouve cela aussi dans le développement du C to C, comme le montre le succès des sites de vente et désormais de location d'objets de particulier à particulier. L'explosion du marché de l’occasion est également symptomatique de ce phénomène d'ajustement de la consommation. Le « second hand », l’art de la récup’ ou la customisation d'objets chinés inspirent des cadeaux économiques et personnalisés, tout en permettant aux acheteurs de recycler un bien tandis que le vendeur transforme les objets dont il ne veut plus en pouvoir d’achat.

Cette consommation ajustée préserve-t-elle tout de même le plaisir ?

Chasser le superflu ne signifie pas s’orienter vers une consommation austère, dénuée de tout plaisir. Si vous prenez de nouveau le palmarès LSA, voyez le plébiscite pour le jambon sans conservateur, le camembert à teneur réduite en sel ou encore le sirop sans sucre, etc. D’une certaine manière, c'est de l’innovation par soustraction, mais une soustraction d’ingrédients et de composants qu’on juge nocifs et non une innovation par soustraction de sensations !
En fait, la juste mesure de la consommation, c’est l’idée de consommer des produits réellement porteurs de bénéfices pour soi et ses proches, des produits qui vont générer du bien-être, du plaisir, plus simplement, plus immédiatement, sans un ensemble de subterfuges pas toujours bien compris. Ce n’est pas du tout une ère nouvelle qui serait sous le signe de la tristesse et du repli. Au contraire.

Est-ce que tous les niveaux de budget sont concernés ?

Oui d’autant que l’idée de la consommation ajustée se retrouve également dans l’idée de la personnalisation et du sur-mesure. D'une manière générale, l’évolution technologique, comme les initiatives prises par les marques, permettent de plus en plus aux individus de rendre le contenu de leur consommation absolument unique et parfaitement adapté à leur personnalité. On le voit dans le domaine de la chaussure de sport où l’on peut désormais choisir ses coloris ou adapter le produit à la morphologie de ses pieds. On retrouve cela dans l'automobile où, après Mini, Citroën joue à fond cette carte avec la DS3 (« Vous êtes unique, votre DS3 aussi »). C’est encore vrai dans la haute horlogerie où Vacheron Constantin a créé avec Quai de l’Île, la première collection de luxe entièrement personnalisable : plus de 400 combinaisons possibles sont proposées au client qui se retrouve de fait associé au processus de création de l’objet.

(1) Chaque année depuis 1997, Trend Observer détecte, explicite et hiérarchise les tendances qui vont se développer dans le futur. L’analyse repose sur plus d’une soixantaine d’interviews conduites dans six pays auprès de trend setters et d’experts ainsi que sur une veille annuelle réalisée dans chaque pays. L’étude est reconduite chaque année. Périmètre géographique : France, Grande Bretagne, Suède, Etats-Unis, Canada, Japon.

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