« La guerre n’est plus un objet lointain, elle devient possible » — Brice Teinturier pour Le Monde

Dans un entretien au Monde, Brice Teinturier, Directeur général délégué d'Ipsos, revient sur les sentiments des Français face à la situation géopolitique internationale. Il constate ses effets sur le plan politique français où, selon lui, la stricte séparation entre le national et l’international, avec cette vieille idée que seuls les sujets domestiques comptent dans les choix de vote, est révolue.

Auteur(s)
  • Brice Teinturier Directeur Général Délégué France, Ipsos (@BriceTeinturier)
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Interview de Brice Teinturier publiée sur lemonde.fr le 24 mars 2025


Le Monde — La situation internationale est rarement au cœur des préoccupations des français mais cette crise géopolitique semble faire exception. Comment l’expliquer ?

Brice Teinturier — Vous avez raison, il est extrêmement rare qu’un évènement international percute à ce point le grand public et modifie la hiérarchie de ses préoccupations. C’est pourtant bien le cas puisque dans notre dernière enquête Ipsos-Cesi Ecole d’ingénieurs pour La Tribune Dimanche, « les crises internationales (Ukraine, Proche Orient) » ont fait un bon de 16 points pour se situer, avec 33% de citations, au troisième rang des préoccupations des Français, derrière le pouvoir d’achat (46%) et l’avenir du système social (37%) mais devant le niveau de la délinquance (32%), le niveau de l’immigration (26%) ou la protection de l’environnement (24%). Ce résultat est totalement inédit. Il s’explique par une conscience aigüe chez les Français de la réalité de la menace Russe depuis l’invasion de l’Ukraine et bien d’autres faits (les attaques cyber, les opérations de Wagner en Afrique, etc.) mais dont l’intensité a été redoublée par le retournement américain et l’attitude de Donald Trump et de son vice-Président Vance à l’égard de Zelenski le 28 février dernier. Les Français ont brutalement compris deux choses : que les Etats-Unis n'étaient plus forcément un allié fiable sur lequel compter pour assurer la défense de l’Europe et potentiellement de la France mais aussi, qu’une diplomatie assumée de la seule force se mettait en place, avec aussi des menaces économiques très réelles via des taxes sur les produits que nous exportons aux Etats-Unis. Brutalement, dans un monde déjà perçu comme dangereux et inquiétant, un double basculement est donc intervenu, idéologique et économique. La guerre n’est plus un objet lointain, elle devient un possible. Et le nouveau monde qui s’est amorcé a relégué, au moins provisoirement, certains enjeux purement domestiques.

Les Français ont brutalement compris deux choses : que les Etats-Unis n'étaient plus forcément un allié fiable sur lequel compter pour assurer la défense de l’Europe et potentiellement de la France mais aussi, qu’une diplomatie assumée de la seule force se mettait en place, avec aussi des menaces économiques très réelles

L.M. — Comment qualifier l'inquiétude des Français? Parle t-on d'une peur de la guerre ? D'une peur pour ses finances ? ou encore de l’instabilité que cela suscite ?

B.T — Ce qui prédomine, c’est l’inquiétude. Elle peut aller jusqu’à la peur mais c’est surtout le sentiment que tout devient possible, que l’incertitude est à son maximum. Ce seul fait est en lui-même anxiogène. 74% des Français déclarent ainsi que la volonté de Donald Trump de réduire le soutien américain à la sécurité de l’Europe les inquiète. Mais cette inquiétude est traversée par d’autres sentiments. Ainsi, 72% des Français ont ressenti de l’indignation (46%) ou de la colère (26%) en pensant aux déclarations de Donald Trump vis-à-vis de l’Ukraine, 28% seulement de l’indifférence (16%) ou de la satisfaction (12%). Même chez les sympathisants du Rassemblement National, les plus rétifs à soutenir l’Ukraine, la condamnation de l’attitude du Président américain l’emporte (56%). Dans toutes les autres sensibilités politiques, elle tangente ou dépasse les 80%. La variable la plus discriminante est d’ailleurs l’âge : les plus jeunes sont les plus partagés entre indifférence et condamnation mais plus vous montez en âge, plus vous êtes dans l’indignation et la colère. Il y a là une condamnation qui porte sur un divorce profond en termes de valeurs mais aussi, une inquiétude sur les conséquences d’un tel renversement : désordre, difficultés économiques à venir, etc.

L.M. — Qu’est-ce que cela génère chez les Français et à quoi se sentent-ils prêts ou non pour participer aux efforts de défense ?

B.T. — La première des conséquences, très cohérente avec cet état d’esprit, c’est qu’il faut s’unir au plan européen et au plan national. 75% des Français considère comme souhaitable la mise en place d’une défense européenne commune en cas de retrait des Etats -Unis de l’OTAN et 68% sont favorables à une augmentation du budget de la défense en France dans les prochaines années. Cette adhésion est massive chez les sympathisants de toutes les familles politiques, allant de 66% chez ceux de la France Insoumise jusqu’à 94% dans le bloc central, en passant par le PS (74%), les écologistes (70%) ou les LR (84%).  Seuls les sympathisants du RN sont partagés, avec malgré tout 52% qui y sont favorables. En termes d’efforts personnels, souscrire à un emprunt national rémunéré au taux du livret A est accepté par 59% des Français. Sur d’autres propositions plus contraignantes, l’acceptation est moindre mais touche quand même une minorité importante de Français : 43%, ce qui n’est pas rien, déclarent qu’ils seraient prêts à accepter une baisse de 5% des prestations sociales (remboursement de santé, arrêt de travail, aide au logement…) pour financer l’augmentation des dépenses de défense, 39% de décaler l’âge de départ à la retraite, 38% de renoncer à un ou deux jours fériés ou de congés par an.

L.M. — Comment expliquer que les discours pacifistes n’aient, à ce stade, que peu de prises sur l’ opinion ?

B.T. — Il me semble que les Français ont bien compris qu’il ne s’agissait pas d’une opposition entre des supposés partisans de la guerre et des supposés partisans de la paix mais qu’il y avait une menace réelle et que la meilleure façon de ne pas la subir était de la contrer en étant plus puissant. Ce n'est pas de gaieté de cœur qu’ils sont prêts à faire certains efforts mais ils estiment que la situation l’exige. La courbe d’âge laisse aussi à penser que sans revenir à la déclaration de Winston Churchill aux moments des accords de Munich de 1938 – « vous aviez le choix entre la honte et la guerre, vous avez choisi la honte et vous aurez la guerre » -, il y a malgré tout une mémoire du passé à l’œuvre.

Les Français ont parfaitement intégré depuis 2022 qu’une crise comme celle de l’Ukraine avait eu des conséquences majeures sur l’inflation ou le prix des céréales, et que nous vivons dans un monde poreux. Certes, les sujets du quotidien et les enjeux hexagonaux restent et resteront les plus prégnants mais les crises internationales et la capacité d’un candidat à bien les gérer feront de plus en plus partie des critères de sélection.

L.M. — Quelles sont les conséquences de cette nouvelle donne internationale sur le plan politique en France ?

B.T. — Elles sont nombreuses. La première est de redonner un rôle au Président de la République. D’abord parce que l’international est le terrain de jeu privilégié du Président quel qu’il soit, ensuite parce que dès 2022, la capacité à faire face à des crises graves, sous l’effet de la crise Covid et déjà, de l’Ukraine, est devenue un critère fondamental dans le choix des Français d’un ou d’une Présidente. Cela avait servi Emmanuel Macron, bien plus crédible sur cette dimension que Marine Le Pen (mais moins par exemple sur la proximité), cela le sert à nouveau. Ensuite, parce que cela relègue provisoirement certains sujets strictement hexagonaux au second plan. Enfin parce que les positions des uns et des autres sur le degré de la menace russe pèseront lourdement pour la suite. Ceux qui la minorent perdront toute crédibilité s’il s’avère que la Russie ne renonce en rien à ses tentatives d’annexion par la force de territoires Ukrainiens, ou si demain elle déstabilise un Etat comme la Moldavie, ou encore, envahit un Etat Balte. Inversement, ceux qui voudraient instrumentaliser la situation en prenant des décisions qui s’avéreraient excessives auront aussi à rendre des comptes. Ce qui me semble avéré en tous cas, c’est que la stricte séparation entre le national et l’international, avec cette vieille idée que seuls les sujets domestiques comptent dans les choix de vote, est révolue. Les Français ont parfaitement intégré depuis 2022 qu’une crise comme celle de l’Ukraine avait eu des conséquences majeures sur l’inflation ou le prix des céréales, et que nous vivons dans un monde poreux. Certes, les sujets du quotidien et les enjeux hexagonaux restent et resteront les plus prégnants mais les crises internationales et la capacité d’un candidat à bien les gérer feront de plus en plus partie des critères de sélection.


L.M. — Y a t il un risque d' essoufflement ? Qu'après quelques mois la guerre en Ukraine paraisse plus éloignée et ne suscite plus d' empathie comme aujourd'hui?

B.T. — Oui bien sûr. Parce qu’on s’habitue à tout. Parce que le quotidien, la dureté de la vie pour nombre de Français, les questions de pouvoir d’achat et d’immédiateté sont les plus prégnantes. L’Ukraine et la menace russe peuvent donc (re)devenir des objets plus lointains et après une phase de soutien fort celui-ci baisser. Ce serait même dans la logique des choses et certains responsables politiques parient manifestement sur cela. Mais même revu à la baisse, ce qui s’est passé reste un tournant et pèsera, certes différemment suivant les populations mais en restant dans le décor général, la toile de fond. Et une toile de fond, cela compte !

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  • Brice Teinturier Directeur Général Délégué France, Ipsos (@BriceTeinturier)

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