Le monde se refait une beauté
Comment se porte le marché de la beauté ?
Sylvie Mayou : Même si les ventes de cosmétiques ont souffert de la crise, en particulier aux Etats-Unis, en Europe et au Japon, le marché a connu une nouvelle année de croissance, provenant en grande partie des pays émergents comme ceux du BRIC (Brésil, Chine, Inde). Les individus y apparaissent de plus en plus décomplexés dans leur rapport à la beauté, avides d’y consacrer temps et argent. Du reste en 2010, le marché a basculé vers ces pays émergents. 52% des ventes mondiales de cosmétiques se font désormais en dehors des marchés historiques de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord. Le continent asiatique est le principal moteur de ce basculement.
Qu’est-ce qui explique en deux mots cette croissance ?
Sylvie Mayou : L’apparition d’une classe moyenne dans les pays émergents et l’élévation globale du niveau de vie entretiennent la demande de produits de beauté. Le soin de soi, le souci de l’apparence (et donc les dépenses en cosmétiques), vont croissant avec le niveau de revenus.
Mondialisation et « beau diversité »
Y-a-t-il des dénominateurs communs à la planète en matière de beauté ?
Agnès Coulombeix: Au-delà des différences historiquement, culturellement et géographiquement enracinées, on observe l’existence de modèles et de tendances mondiales. Les maquillages pour les yeux, les soins anti-âges, les cosmétiques masculins et les produits naturels, bénéficient d’un bel engouement général. Au-delà, l’apparence est en train de devenir importante partout pour des raisons qui ne sont pas uniquement liées à l’estime de soi. Le corps n’est plus considéré comme un « outil » servant à s’acquitter de travaux pénibles. De fait, la beauté se révèle être un atout considérable dans les relations humaines. Dans une société de l’image, la corrélation entre succès et beauté est de plus en plus marquée. De l’Inde aux USA en passant par la Russie et le Mexique, les émissions offrant chirurgie et relooking font rêver des centaines de millions de gens.
Dans l’esprit des gens, un physique jeune et agréable facilite une certaine réussite sociale et professionnelle. Le corps devient un objet de représentation.
Sylvie Mayou : On le voit dans toutes nos études : la jeunesse et la minceur sont devenues des faits rationnels partout dans le monde. Je note que l’Indice de Masse Corporelle (IMC) idéal des femmes est nettement inférieur à leur IMC réel dans de nombreux pays. En clair, la minceur s’impose de plus en plus comme un but alors même que le nombre de personnes en surpoids ou obèses ne cesse de croître.
Mathilde Guinaudeau: Cela dit, le triomphe quasi planétaire de la minceur n’exclut pas une certaine rébellion contre ce diktat. La campagne Dove « Real beauty » s’était justement posée en réaction aux standards de beauté et aux pratiques publicitaires.
La convergence des critères de beauté liée à la mondialisation exclut-il des offres spécialisées ?
Sylvie Mayou : On constate au contraire une hyper spécialisation qui reboucle avec des grandes tendances transversales. Cela correspond au fait que les attentes, critères et icônes de beauté varient grandement d’un pays à l’autre. De même que le soin apporté à la toilette, au maquillage et plus généralement au corps relève de modalités différentes. Il y a d’ailleurs le désir croissant des consommateurs d’être non pas considérés comme des grandes masses impersonnelles mais bien comme des individus à part entière avec des besoins différents. Et là, nous sommes effectivement à la fois sur des grands principes fondamentaux qui structurent l’histoire et des réponses à apporter extrêmement spécialisées.
Mathilde Guinaudeau : Ce qui est très intéressant, c’est l’influence de plus en plus forte qu’ont ces pays émergents sur nos critères et nos habitudes de beauté. Le lissage brésilien, par exemple, fait aujourd’hui fureur chez nous. En fait, énormément de produits de soins ou de rituels de beauté nous arrivent de l’extérieur. Je pense au savon noir ou à l’huile d’argan qui font partie de la tradition cosmétique orientale, à la noix de karité utilisée en Afrique depuis des millénaires, etc. Nous sommes abondamment nourris par tous ces pays. Il y a 10 ans, ce phénomène était peu valorisé.
Sylvie Mayou : Une autre tendance est que les marques s’intéressent aux populations ethniques. Et inversement, ces dernières attendent qu’on s’intéresse à elles. Ce qui, au passage, pose un problème aux marketers que nous sommes, dans la mesure où il est officiellement interdit de quantifier les minorités ethniques.
Mise en avant des marques locales
Quid du marché masculin ?
Agnès Coulombeix: Le rayon de la beauté et de l’hygiène pour homme se développe partout. Il ne faut d’ailleurs pas s’imaginer que lesdits pays émergents accusent tant de retard que ça. Je rentre d’Indonésie où j‘ai vu des hommes dont l’armoire de toilette est particulièrement bien garnie. Et je ne suis pas sûre que la plupart des Français aillent plus loin que le gel-douche et la mousse à raser !
Sylvie Mayou : Je pense que le fossé entre les hommes et les femmes va rapidement diminuer. Il faut voir que d’une manière assez générale, le culte de la beauté du corps masculin s’inscrit dans des pratiques souvent ancestrales. Ce serait un retour aux sources. En outre, pour ce qui concerne les pays émergents, il n’y a bien souvent pas les connotations que nous connaissons. Au Brésil, par exemple, il est relativement courant de voir les jeunes hommes prendre grand soin de leur corps et cela ne dérange personne.
Agnès Coulombeix: Une chose me frappe, c’est l’accélération et la superposition des cycles à travers le monde. Au Moyen Âge en Europe, la pâleur faisait partie de l’idéal de beauté pour les classes supérieures. Il fallait avoir la peau blanche pour se différencier du peuple paysan au teint naturellement tanné. Ce stéréotype est resté valable pendant plusieurs siècles, jusqu’aux années 1930 où le bronzage, notamment en France, a fini par devenir un must social ! Or ce qu’on constate aujourd‘hui, c’est que ces cycles s’accélèrent et se recouvrent. En Chine, par exemple, vous pouvez voir en même temps le « skin-whitening » se développer et ses détracteurs se déchaîner.
Mathilde Guinaudeau: D’une manière générale, on a un consommateur de mieux en mieux informé, qui se repère bien dans les discours des marques et qui du coup, ne les accepte pas aussi facilement. Même si en matière de beauté, on vend beaucoup de rêve et le consommateur n’est pas dupe.
Dans ce contexte, quelle est la place des marques locales ? Emergent-elles en même temps que les nouvelles grandes nations ?
Mathilde Guinaudeau: Les géants du marché mondial de la cosmétique, l’Oréal, Procter & Gamble et Unilever, sont toujours là, solidement installés. L’attraction des produits occidentaux continue de s’exercer. Cela n’empêche pas nos modèles d’être chahutés. Des pays comme la Chine et l’Inde aujourd’hui, se reconnaissent à travers leurs marques locales et les mettent en avant.
Agnès Coulombeix: Les gens sont en train de redécouvrir des choses. En Chine, la génération d’après la Révolution culturelle a eu comme modèle Alain Delon, Sophie Marceau, Pierre Cardin… Elle reprenait sagement les discours des marques occidentales. La génération suivante a remis en cause le modèle parental et profité de l’ouverture progressive du marché pour s’affranchir peu à peu de l’offre occidentale. Ce que nous confient les Chinois de la troisième génération, c’est une volonté de retrouver les valeurs existantes avant la Révolution Culturelle en disant, « mais on savait faire des choses » ! Leur modèle futur ressemblera sans doute à ce qu’ils savent faire depuis des siècles, mélangé à notre marketing et à ce qu‘ils vont inventer eux. C’est pourquoi les fabricants chez nous ne peuvent plus se dire seulement, nous allons amener tels ou tels nouveaux produits. Il faut aller chez eux comprendre ce qui se passe.
Vers une nouvelle hiérarchie de l'industrie cosmétique mondiale ?
Ces marques locales sont-elles aussi qualitatives que cela ?
Agnès Coulombeix: Elles le sont de plus en plus. Je pense à The Herborist, une marque premium de cosmétique chinoise qui joue sur les vertus de la pharmacopée traditionnelle et du bio. Au Brésil, vous avez Surya Brasil, une marque de cosmétiques bio et naturels haut de gamme. Même si elles n’ont pas encore l’aura des Lancôme ou Shiseido, ces marques locales font tout pour se donner une dimension contemporaine et internationale digne des plus grandes. Et comme on a coutume de dire que la beauté est la première entrée dans le monde du luxe, la suite pourrait réserver quelques surprises…
De là à voir ces marques débarquer sur notre marché et bousculer la hiérarchie de l'industrie cosmétique mondiale…
Sylvie Mayou : Les grandes sociétés cosmétiques d’Europe et des Etats-Unis sont très challengées par certaines marques émergentes qui ont clairement commencé à investir les marchés extérieurs.
Mathilde Guinaudeau: Si vous prenez les Chinois, ils ont tout ce qu’il faut pour être en phase avec les tendances de la beauté ou même les inspirer. On parle souvent de leur art de la copie conforme mais il faut aussi évoquer leur raffinement, leur esthétisme, leur goût pour la naturalité héritée de la médecine traditionnelle, etc.
Sylvie Mayou : ll y a un impérialisme des marque occidentales qui en train de complètement tomber. Longtemps, la politique a été d’arriver avec des produits pensés pour le consommateur occidental, des produits développés dans les laboratoires européens et américains. C’est fini tout ça. Le plaquage ou l’importation directe ne sont plus de mise. Aujourd’hui, il est impératif de faire des produits adaptés à ces marchés, de prendre en compte les attentes et les besoins des populations locales en se demandant : Comment je vais m’adresser à elles ? Quels sont leurs besoins ?
Agnès Coulombeix: Cela va même au-delà des besoins. Vous pouvez avoir, comme c’est souvent le cas en Indonésie ou en Inde, des pratiques ancrées dans des usages ancestraux ou des rituels religieux. Il faut voir tout ça. De même que cela dépend de la capacité des gens à utiliser les produits. On parle souvent des moyens financiers mais il y a des facteurs très concrets comme l’accès à l’eau.
Mathilde Guinaudeau: On peut tout à fait imaginer des concepts qui vont parler aux gens, répondre à leurs besoins. Le vrai enjeu est aussi que la promesse qui leur est faite apporte un plus par rapport à ce qu’ils ont déjà trouvé comme solutions chez eux. L’idée, c’est de leur donner de meilleures raisons d’acheter nos marques.
Sylvie Mayou : Cela demande aux grandes marques internationales une remise en question qu’elles n’ont pas toujours eu l’habitude de fournir. A commencer par un réel effort d’ouverture et d’humilité.