Présidentielle : Prafistes, attentes des Français, sondages... Brice Teinturier se confie à Corse Matin

Brice Teinturier, Directeur Général Délégué France d'Ipsos, a répondu aux questions de Jean-Marc Raffaelli pour Corse Matin à propos de son livre « Plus rien à faire, plus rien à foutre. La vraie crise de la démocratie ». Découvrez l'interview.

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  • Brice Teinturier Directeur Général Délégué France, Ipsos (@BriceTeinturier)
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Propos recueillis par Corse Matin :

La présidentielle ne tourne plus autour du triumvirat droite, gauche, Front National. Une quatrième force politique s’est durablement installée dans le décor, un courant de pensée de plus en plus puissant des citoyens qui prennent leur distance avec la politique.
Au-delà du rejet qui puise ses ressources dans l’impuissance des élites, la crise de confiance et le déficit de moralité, on a affaire désormais à un ébranlement démocratique profond. En explorateur d’opinion, Brice Teinturier, fin limier, sonde le phénomène.
 

Un Français sur deux ne s’intéresse plus à la politique et deux sur trois estiment les gouvernements impuissants à régler leurs problèmes. Est-ce un phénomène irréversible ?

Non, c’est un phénomène grave mais qui peut s’améliorer. Dans ce livre, j’essaie d’identifier les causes qui ont engendré une telle distance à l’égard de la politique, car si on agit sur ces causes, cette distance peut se réduire au moins partiellement. Il n’y a rien d’irréversible chez ces Français qui se sont éloignés de la politique.
Au contraire, une partie d’entre eux ne demandent qu’à être reconquis. Encore faut-il actionner les bons leviers.

Un sur trois a rejoint ceux qui en ont « Plus rien à foutre », les « Praf ». Ces « prafistes » ne sont-ils pas en passe de devenir un grand parti ?

Ce que j’appelle le PRAF est d’abord une attitude, et ça ne signifie pas que tous ceux qui l’éprouvent vont s’abstenir ni même qu’ils ne seront pas à nouveau séduits par la politique. À la condition qu’il y ait surtout des résultats, une meilleure prise en compte de leurs attentes, davantage d’exemplarité dans la vie publique, et bien d’autres choses encore que je développe. Le PRAF est le symptôme de nos malaises démocratiques. Il faut répondre à ce qui se cache en dessous et lutter avec acharnement mais aussi discernement contre lui.

Pourquoi le FN n’est-il pas un refuge pour ceux-là ?

Parce que les électeurs du Front National sont encore dans une relation très forte avec la politique. Ils pensent que Marine Le Pen et son programme apporteront des solutions à la France. Le stade du FN simple réceptacle du mécontentement a été dépassé depuis longtemps au profit d’un vote d’adhésion beaucoup plus important. Ils veulent toujours manifester leur colère, mais ils estiment souhaitables une grande partie des propositions de Marine Le Pen en matière d’immigration, de protection des frontières, d’Europe, de pouvoir d’achat, etc. Ils ne sont donc pas en distance absolue avec la politique mais avec la façon dont celle-ci a été organisée au cours des vingt, trente dernières années. Les « prafistes » ne sont pas dans un processus de colère ou de substitution, plutôt d’indifférence, de dégoût et de prise de distance silencieuse mais réelle et profonde. Ils ne sont donc pas des frontistes. Malgré tout, Marine Le Pen fait partie de ceux qui peuvent le plus en reconquérir une petite partie.

La faiblesse idéologique voire charismatique de la classe politique pèse beaucoup dans cette distanciation ?

Je ne crois pas à un déficit de « grands hommes d’État », « d’idées fortes » ni même de courage qui expliquerait la poussée des « prafistes ». Un déficit de leaderchip, c’est en partie vrai. Qu’il y ait des difficultés à se repérer dans le système idéologique est aussi de nature à accroître la distance. Mais il n’y a pas moins d’idéologie aujourd’hui qu’hier ; c’est plutôt qu’on ne les revendique plus même quand elles sont à l’œuvre.

Le déficit se creuse aussi sur le terrain de la probité. Une majorité importante de citoyens pense que les hommes et les femmes politiques sont corrompus...

Il est évident que la perception d’un personnel politique corrompu ajoutée à la crise de confiance et à la crise du résultat se conjuguent pour venir grossir les rangs de ceux qui n’en ont « Plus Rien A Faire ». Même si en réalité la vie politique est aujourd’hui beaucoup plus saine qu’il y a 20 ou 30 ans. Et ceci ne vaut pas seulement pour la classe politique que vous pointez plus particulièrement.
La perception d’un effondrement de la morale publique est en réalité beaucoup plus large, elle touche aussi, parfois, le monde sportif et le monde entreprenarial. De plus en plus de Français sont en réaction contre ce qu’ils perçoivent comme une forme de cynisme ambiant et d’individualisme forcené au détriment du bien commun et de la considération des personnes. Et ça, c’est un fait majeur. Quand, au sein même du système politique, surgissent des affaires de corruption, réelle ou supposée, elles aggravent donc les choses.

Le recours à la primaire ouverte ne fausse-t-il pas tout puisque une partie de ceux qui ont choisi François Fillon s’en détournent ?

On a voulu mettre en place un outil a priori extrêmement positif pour atténuer la crise politique et réduire la prise de distance des Français en leur permettant de choisir directement leur candidat à l’élection présidentielle. Mais on s’est beaucoup illusionné sur la capacité de ce processus à les réconcilier avec la politique. Contrairement à une idée répandue, je constate qu’ils n’ont pas été si nombreux que cela à se déplacer. 4 millions d’électeurs pour la droite et le centre, ça ne représente que 10 % du corps électoral. Quant aux sympathisants de droite, les trois quarts sont restés chez eux. Et je ne parle pas de celle de la gauche, qui a réuni moins de 2 millions d’électeurs. La primaire, c’est en définitive une tentative d’amélioration du système politique, mais beaucoup moins puissante que ce que l’on s’est complu à raconter. C’est très insuffisant pour lutter contre la montée en puissance du désengagement à l’égard de la politique.

Justement, doit-on s’attendre pour cette présidentielle à un taux d’abstention inédit ?

Pour l’instant en tout cas, on mesure une abstention potentiellement plus forte qu’en 2012 et en 2007 où elle était de l’ordre de 20 %. C’est tout l’enjeu de cette élection. Ce que j’ai essayé de décrire dans mon livre, ce sont des causes structurelles profondes qui favorisent l’abstention ; mais en même temps, une campagne électorale a pour finalité de réengager ces Français tentés de se détourner des urnes. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas.
Nous sommes à six points de moins qu’à la même période en 2012. Nous sommes aussi à des niveaux très élevés d’indécision. Un électeur sur deux certain d’aller voter à la présidentielle dit qu’il peut changer d’avis sur son candidat. La campagne ne permet donc pas encore d’enclencher le processus classique de réengagement.
Alors oui, il est tout à fait possible d’avoir un taux d’abstention fort, se rapprochant de celui de 2002.

Assiste-t-on tout simplement à une dépolitisation de la société ?

Ce serait d’autant plus paradoxal que les « prafistes » ne demandent qu’à être séduits, qu’à se réengager. Je pense que le désir de politique existe toujours potentiellement, mais que les mécanismes qui ont neutralisé cette envie ont été particulièrement puissants au cours de la dernière décennie et du double quinquennat Sarkozy Hollande. Aussi, je ne parlerai pas de dépolitisation mais de distance accrue. Une distance susceptible de se réduire pour peu, je le répète, qu’on agisse sur les bons leviers.

« À la culture du doute pour le doute, j’oppose la culture de la raison »


Les réseaux sociaux à la fois défouloirs et espaces de débats improbables, n’ont-ils pas pris le relais ?

La révolution induite par les réseaux sociaux et par les smartphones, c’est que n’importe quel citoyen peut s’exprimer et se faire entendre à un niveau d’audience inimaginable, alors qu’avant il fallait avoir un accès direct aux médias. La vraie question est de savoir dans quelle mesure ces réseaux constituent des vecteurs de rapprochement entre les Français et la politique ou, au contraire, s’ils accentuent la fracture. Selon l’usage qui en est fait, je montre que les deux coexistent.

Vous évoquez dans votre livre une démocratie affranchie des élections où les projets seraient conçus par des collèges d’experts ou de citoyens avant validation par référendum. C’est de la politique fiction ?

Ce sont des scénarii alternatifs à la démocratie représentative que nous avons testés pour savoir si la demande des Français est prioritairement autoritaire ou participative. Celui-ci consiste à court-circuiter les élus pour connecter directement les citoyens aux administrations ou à des experts. Il traduit une formidable demande d’écoute et de participation, et pas seulement au moment de l’élection. Mais poussé ainsi à l’extrême, un court-circuitage total des élus serait une dangereuse illusion. Il faut faire coexister participation et représentation car notre démocratie ne peut pas se passer de représentants. Les Français doivent notamment pouvoir continuer à se positionner non pas sur un catalogue de mesures prises séparément mais sur une offre globale cohérente et crédible, avec des arbitrages et qui donne un cap, une vision.

Qu’est-ce qui explique que les sondages se trompent ?

C’est une affirmation bien péremptoire ! Oui, les sondages peuvent ne pas indiquer le résultat final d’une élection.
Mais n’oublions pas combien ils ont beaucoup plus souvent très bien fonctionné. Par ailleurs, les enquêtes d’opinion restent un outil indispensable de compréhension de la société, des attentes des Français, de ce qui se passe dans une campagne électorale. Sans eux, que pourrait-on dire sur le ressenti et la volonté de nos concitoyens ? Nous devons donc les optimiser en permanence et nous remettre en question ; il y a aussi un mauvais usage, parfois, des sondages mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain.

« Arrêtons de cracher en permanence sur un outil très utile dans une démocratie »


Il n’en reste pas moins vrai que le sondeur est confronté à ce que vous appelez vous-même « la culture du doute »...

À la culture du doute pour le doute, j’essaie d’opposer la culture de la raison et de l’argumentation. Et, à chaque fois que l’on déverse dans le débat public des appréciations inexactes et des critiques infondées, je demande simplement à leurs auteurs de préciser les choses pour les amener à reconnaître qu’ils ont parfois des jugements hâtifs, voire erronés. Or, en cassant les instruments de mesure, on obère la compréhension des phénomènes qui traversent la société, tout ce à quoi je suis très attaché.

Vous êtes bien placé pour savoir qu’une image, une formule, un scoop médiatique, fait basculer l’opinion. Ça ne signifie pas qu’aussitôt diffusés les sondages seraient déjà dépassés ?

Il arrive à certains médias de céder trop facilement à des informations racoleuses, d’amplifier les choses, de déformer, vous avez raison. Mais les Français sont des gens avertis et savent, la plupart du temps, faire la part des choses entre la rumeur et l’avéré, entre le réel et l’artificiel. Cela dit, les « faux faits » et leur diffusion massive sur le net sont un phénomène grave qui fausse le choix démocratique. Comme par ailleurs l’opinion est moins structurée qu’auparavant, avec des Français plus autonomes, plus avertis, plus sensibles à des effets de campagne, la volatilité électorale est plus grande. Et cela plaide effectivement pour des enquêtes plus fines et plus répétées. J’observe d’ailleurs que ce sont souvent les mêmes qui disent à la fois que les sondages se rompent et qu’il y a trop de sondages. Il faudrait juste avoir un peu de cohérence et savoir ce que l’on veut !

Il existe des instituts qui font preuve d’incompétence, d’amateurisme parfois de malhonnêteté avec des questions orientées. Il n’existe pas de gendarme dans votre profession ?

Ces instituts-là sont extrêmement minoritaires et il est très important de le dire. Bien au contraire, la France dispose d’un savoir-faire dans le domaine des enquêtes d’opinion dont la qualité est mondialement reconnue. Arrêtons de cracher en permanence sur un instrument qui reste très utile dans une démocratie. Je l’ai dit, il peut y avoir des questions mal posées ou biaisées soit par incompétence soit par souci de faire le buzz, et nous devons lutter contre et accepter la critique quand c’est le cas, tout comme nous remettre en question. Mais encore faut-il qu’il y ait des médias pour assurer la diffusion de telles enquêtes. Je pointe tout autant l’aspect moutonnier des médias qui vont s’emparer d’un résultat sans même regarder comment le sondage a été fait que l’institut qui a produit une question défaillante.

« Mon métier est passionnant parce que même quand on croit savoir, les Français vous surprennent toujours ! »


Quel est le résultat qui vous a davantage marqué que d’autres dans votre carrière ?

Il y en a beaucoup. Mon métier est passionnant parce que même quand on croit savoir, les Français vous surprennent toujours ! Mais si je devais en citer un, ce serait que 80 % des Français qui rencontrent quelqu’un qu’ils ne connaissent pas, disent qu’on n’est jamais trop prudent à son égard et 20 % seulement qu’on peut lui faire confiance. La même question posée ailleurs dans le monde révèle des résultats très différents. Aux États-Unis, en Asie et dans bien d’autres pays d’Europe, il y a une attitude de confiance spontanée à l’égard de l’autre. Là, nous touchons à une vraie singularité française qui explique beaucoup de nos problèmes.

Vous êtes appelé sur de nombreux plateaux de télévision : comment fait-on pour pousser les analyses très loin sans dévoiler ses propres opinions politiques ?

Ce qui me passionne, le moteur de ma vie, c’est de comprendre ce qui se passe chez les Français et d’essayer de restituer et d’expliquer les choses le plus objectivement possible pour nourrir le débat public. On ne peut valablement le faire qu’à travers un effort de neutralité. Mon point de vue personnel, lui, n’a pas d’intérêt. Dans un livre en revanche, vous pouvez davantage avoir un point de vue. Mais même dans ce cas, il doit selon moi être toujours étayé, argumenté, pour pouvoir être discuté ou critiqué.

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  • Brice Teinturier Directeur Général Délégué France, Ipsos (@BriceTeinturier)

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