Cyberviolences et cyberharcèlement : le vécu des victimes
L’association Féministes contre le cyberharcèlement publie aujourd’hui avec le soutien de la Fondation Kering et du Fonds pour les Femmes en Méditerranée les résultats d’une enquête auprès des victimes de violences en ligne, « Cyberviolence et cyberharcèlement : le vécu des victimes », menée par Ipsos.
Un problème de santé publique
Les données collectées auprès des victimes de cyberviolences dessinent une situation d’urgence sanitaire et sociale. Comme le pointait la précédente enquête nationale de l’association, ces violences sont répandues : plus de 4 Français sur 10 qui déclarent avoir été victimes de cyberviolences. Elles visent surtout les personnes les plus vulnérables ou discriminées et le phénomène touche en particulier les 18-24 ans, qui sont 87% à en avoir subi, les personnes LGBTQI+ (85%), les personnes racisées (71%) et les femmes de moins de 35 ans (65%).
D’ailleurs, parmi les répondants de l’enquête auprès des victimes on retrouve en majorité des femmes (84% des répondants) ainsi que des personnes discriminées en raison de leur identité de genre et leur orientation sexuelle (43%). Dans plus d’1 cas sur 2 (51%) la victime était âgée de moins de 30 ans au moment des faits. Quant à la dimension genrée des attaques en ligne, elle apparaît également via les données recueillies sur les personnes identifiées comme responsables des cyberviolences : des hommes sont impliqués dans la perpétration de ces violences dans au moins 74% des cas.
Si les menaces et les insultes sont les situations les plus fréquemment rencontrées par les victimes (93%), la diffusion non consentie de contenu intime ou dégradant concerne plus de la moitié d’entre elles (52%). Les revictimisations sont fréquentes et 93% des victimes déclarent avoir vécu plusieurs situations de cyberviolence, 40% d’entre elles rapportent même en avoir vécu entre 7 et 10. Les insultes, les menaces, l’envoi de photos de parties génitales ainsi que l’exposition à des contenus violences sont des situations que la majorité des victimes a subi plusieurs fois.
Loin d’être un mal virtuel, les cyberviolences ont un impact extrêmement lourd sur la santé des victimes, mais également pour leur épanouissement relationnel, familial, scolaire et professionnel. Les conséquences peuvent être extrêmes et 14% des victimes déclarent avoir tenté de se suicider suite aux violences subies. Il est aujourd’hui impossible de tracer une ligne de démarcation nette entre le hors-ligne et le en-ligne : les cyberviolences s’enchevêtrent avec les violences subies dans l’espace tangible et s’inscrivent dans un continuum de violences qui visent le plus souvent les femmes, les filles et les personnes les plus discriminées.
Or, la lutte contre ces violences repose encore en majorité sur les victimes, qui, faute de recours satisfaisants, se sentent isolées et développent des stratégies d’adaptation coûteuses et épuisantes. Moins d’une victime sur 10 déclare avoir su comment réagir au moment des violences et plus d’un tiers d’entre elles (36%) rapportent avoir été culpabilisées lorsqu’elles se sont confiées à leur entourage ou à des professionnels, ce chiffre s’élève même à 69% pour les victimes de diffusion non consentie de contenu intime ou dégradant.
Des violences qui s’inscrivent dans un continuum et se poursuivent hors-ligne
L’espace numérique n’est pas disjoint du monde tangible : les menaces faites en ligne n’en restent pas qu’au stade de menaces et sont mises à exécution, ainsi, 72% des victimes déclarent que les cyberviolences se sont poursuivies en présentiel. Elles sont même près d’1 sur 5 (16 et 18%) à rapporter un vécu de violences physiques ou sexuelles accompagnant les violences en ligne. Les victimes de cyberviolences encourent donc de grands dangers : il ne suffit pas d’éteindre son ordinateur ou de désactiver ses comptes sur les réseaux sociaux pour faire cesser ces violences.
D’ailleurs, pour une victime sur deux (49%) la situation s’est installée dans la durée et les violences se sont poursuivies durant au moins un mois — voire plus d’un an pour un quart des victimes. Ces violences conduisent les victimes à se plier à des stratégies d’adaptation et d’évitement coûteuses qui engendrent un épuisement physique et psychique et sont néfastes pour leur agentivité et leur liberté d’expression. 32% d’entre elles ont d’ailleurs désactivé leurs comptes sociaux suite aux violences.
De lourdes conséquences sur la santé et la vie des victimes
Les conséquences psychiques et sociales des cyberviolences sont nombreuses et significatives chez les victimes, encore plus lorsqu’il s’agit de femmes et de personnes discriminées. Dans 1 cas sur 2, un impact moyen à très fort est rapporté par les victimes sur leur études ou leur vie professionnelle. Les violences en ligne sont aussi à l’origine de troubles majeurs pour leur santé : elles engendrent un impact psychologique dans 80% des cas, et même un impact physique pour 1 victime sur 2 (46%).
Parmi les conséquences rapportées par les victimes, on retrouve de nombreux symptômes de stress post-traumatique : hypervigilance (91%), troubles anxieux et dépressifs (88%) et insomnies (78%) et pensées suicidaires (49%). 45% des victimes développent des troubles alimentaires et près d’1 victime sur 5 déclare s’être déjà auto-mutilée suite aux violences. Enfin, 31% des victimes confient avoir augmenté leur consommation d’alcool et de substances en raison des violences subies.
Une sur-représentation de femmes et de personnes discriminées parmi les répondants.
Le monde numérique est le reflet de notre société : on y retrouve toutes les oppressions et les inégalités constatées hors-ligne et les violences qui y sont perpétrées ciblent souvent les personnes les plus discriminées. Ainsi, les victimes de cyberviolence qui ont pris le temps de répondre au questionnaire pour témoigner de leur vécu sont en majorité des femmes (84%) et des personnes qui déclarent faire partie d’un groupe minoré et/ou être en situation de handicap (80%). 72% des personnes LGBTQI+ rapportent avoir subi 7 à 10 situations de cyberviolence contre 40% des répondants au global. De surcroît, les personnes issues de groupes minorés ou en situation de handicap déclarent des conséquences sensiblement plus importantes sur leur vie et leur santé. Ainsi, les personnes LGBTQI+ ont plus tendance à se sentir désespérées et anxieuses que celles qui ne font pas partie d’un groupe minoré, elles ont aussi 3 fois plus de risques de s’automutiler.
Les personnes handicapées déclarent 2 fois plus souvent un impact physique des violences que les personnes valides et encourent 3 fois plus de risques qu’elles de rater leurs études — d’ailleurs les violences qu’elles subissent ont 6 fois plus souvent des conséquences très lourdes sur leur scolarité ou leurs études. Quant aux personnes racisées, elles rapportent 2 fois plus fréquemment être devenues hypervigilantes que les personnes n’appartenant pas à un groupe minoré. Les victimes discriminées en raison de leur religion sont, elles, 3 fois plus nombreuses à affirmer ne plus pouvoir aller à l’école ou au travail suite aux violences subies en ligne.
Un accès au droit déficient
Le parcours judiciaire des victimes est semé d’embûches : 61% des répondants pensent que porter plainte ne sert à rien et on ne peut pas vraiment leur donner tort. Bien qu’une victime sur 4 se soit déplacée au commissariat ou à la gendarmerie, elles déplorent dans 70% des cas que leur plainte n’ait donné lieu à aucune poursuite, tandis qu’un tiers des victimes se sont vues refuser le dépôt de plainte — bien que ce refus soit illégal. Quant aux personnes issues d’une minorité religieuse, elles ont 4 fois plus de risques d’être mal accueillies par la police et la gendarmerie et de ne pas pouvoir déposer plainte que les personnes qui ne font pas partie d’un groupe minoritaire. Au global, les violences en ligne subies par les répondant n’ont donné lieu à une plainte suivie de poursuites judiciaires que dans 3% des cas. L’accès au droit des victimes est clairement insuffisant et 17% d’entre elles affirment ne pas avoir porté plainte parce qu’elles ne savaient pas qu’elles pouvaient le faire.
Un manque cruel d’information et de recours
69% des victimes admettent ne pas avoir su comment réagir lorsqu’elles ont été confrontées à une situation de cyberviolence. Si elles sont 74% à avoir pu parler des violences subies à au moins une personne, plus d’un tiers de celles qui ont gardé le silence l’on fait parce qu’elles ne savaient pas à qui en parler ou parce qu’elles avaient peur des conséquences/que la situation empire, et plus d’un quart se sont tues parce qu’elles se sentaient coupables. Lorsqu’elles se sont confiées, les victimes l’ont avant tout fait dans la sphère amicale — nettement moins dans le cadre familial ou médical. Par ailleurs le niveau d’information en ce qui concerne les dispositifs d’accompagnement demeure très faible : 81% des victimes se déclarent mal informées sur plateformes à disposition pour leur venir en aide, ce chiffre s’élève même à 92% pour celles qui avaient moins de 25 ans au moment des violences. Seules 27% des victimes disent avoir entendu parler d’un dispositif comme le 30 18 et elles ne sont que 3% à y avoir eu recours. Ces chiffres pointent de sérieuses et regrettables lacunes en matière d’initiatives gouvernementales pour assurer l’information du public et la prise en charge des victimes de cyberviolences.
A propos de ce sondage
Enquête Ipsos pour Féministes contre le cyberharcèlement menée du 30 septembre au 2 novembre 2022 auprès de 216 victimes de cyberviolences âgées de 16 à 60 ans.