La crise et la relation salarié-entreprise
Quelles peuvent être les conséquences de la crise sur le moral des salariés, leur capacité d’engagement vis-à-vis de leur entreprise ou encore la nature de la relation qu’ils entretiennent avec elle ? Va-t-on vers la fin du modèle de « l’entreprise managériale » ? Pour Antoine Solom, Directeur Général Adjoint, Ipsos Loyalty, il est urgent d’envisager une représentation de l’entreprise différente et de reconsidérer la grille de lecture sur laquelle se fondent les politiques ressources humaines actuelles.
Dans quelle mesure l’inquiétude croissante liée à la crise, relayée en interne par l’austérité dont font preuve d’ores et déjà les entreprises, va-t-elle modifier durablement la relation salariés-entreprises ? D’aucuns oseront penser que la simple peur de perdre son emploi constitue un moteur suffisamment puissant pour maintenir « engagement » et « fidélité » à l’entreprise. Au demeurant, plus que jamais les discours en appellent à la mobilisation de tous, voire au sacrifice, pour défendre l’entreprise dans un environnement toujours plus hostile. Cela sera-t-il suffisant ? On peut en douter, car, au-delà des effets directs de la crise et du levier de mobilisation que cela peut ponctuellement représenter, la relation salariés-entreprises est d’ores et déjà sensiblement affectée.
Distance et dépendance
Avoir des salariés satisfaits, motivés, donc susceptibles d’être plus productifs, ne suffit plus ; ce qu’il faut viser, ce sont des salariés « engagés », c'est-à-dire en symbiose avec les objectifs de leur entreprise et prêts pour cela à se dépasser, à franchir « l’extra mile », le kilomètre supplémentaire, au-delà de ce qui est normalement attendu par l’entreprise. Cette capacité d’adhésion et de dépassement a même été présentée comme un levier imparable de sur-performance économique voire boursière – démonstration quelle que peut difficile à tenir dans le contexte actuel. Au-delà du débat sur la pertinence de ce type d’indicateurs, l’attention portée à l’engagement est avant tout révélatrice du sentiment selon lequel « une prise de distance » s’est opérée entre salariés et entreprises. Or paradoxalement, cette prise de distance s’accompagne d’une « dépendance croissante » de ces mêmes entreprises vis-à-vis de leurs salariés. Dans un environnement ouvert, mondialisé, face à des clients toujours plus « infidèles », en ayant mis en place des organisations et des process toujours plus complexes et constamment revisités, l’entreprise apparaît en effet de moins en moins maître de son destin. A l’inverse, ses salariés mieux formés, toujours plus informés, au cœur d’organisations complexes, ont acquis une marge de manœuvre, une latitude d’action (voire d’inaction) toujours plus importantes. Et ce ne sont pas les modalités de reporting, de formalisation des processus, par lesquelles on cherche à encadrer l’action des salariés qui ont permis d’enrayer ce phénomène.
Vers une délégitimation de « l’entreprise managériale » ?
Comment expliquer cette distance désormais perçue entre salariés et entreprises ? Effet de génération ? Défaut de culture entrepreneuriale ? L’analyse quotidienne des salariés et des ressorts de leur engagement tend plutôt à penser qu’en réalité c’est un modèle qui s’essouffle, celui de « l’entreprise managériale ». Dans ce modèle, l’entreprise se veut au centre du jeu, maîtrisant son environnement, ses marchés, ses clients, ses salariés. Elle se perçoit comme telle, son discours est une rhétorique remplie d’assurance, d’affirmations et d’injonctions. Or ces dernières années, ce discours, cette représentation de soi ont été battus en brèches par la réalité d’un monde toujours plus ouvert, difficile à appréhender, de marchés en constante transformation, de clients toujours plus volatiles, voire de salariés moins « fidèles », pas suffisamment « engagés ». Ne nous trompons pas. Le modèle de « l’entreprise managériale » ne se retrouve pas délégitimé sous le seul effet de la crise actuelle. En revanche celle-ci risque fort d’accélérer cette délégitimation.
L’avènement de l’entreprise « post-managériale »
Dans un contexte certes très difficile, il est impératif de prendre la mesure de ce phénomène et d’envisager une représentation de l’entreprise différente. C’est à un véritable renversement de perspectives auquel nous devons procéder. Si l’on veut maintenir une relation salarié-entreprise pertinente, qui permette à l’entreprise de s’adapter aux contraintes auxquelles elle est soumise, il faut reconsidérer la grille de lecture sur laquelle se fondent les politiques ressources humaines actuelles. L’entreprise moderne est un univers ouvert, complexe, qui doit ainsi être appréhendée comme un réseau de « communautés », elles-mêmes plus ou moins en interaction constante. Communautés de savoirs, de métiers, d’affinités, de citoyens - plutôt que de simples « salariés ». Le salarié quant à lui ne peut plus être simplement considéré comme une ressource à gérer. C’est avant tout une « personnalité », avec des attentes, des envies, des contraintes, des contradictions, qui veut être reconnue comme telle – ce qui est déjà le cas en tant que consommateur. Construire une relation durable avec lui passe certes par l’écoute, mais surtout par le fait de lui donner du « choix » et du « conseil ». C’est aussi rompre avec les habituels critères de gestion (cadre - non cadre, jeunes – seniors…), pour appréhender le salarié dans sa singularité à différents moments de sa vie professionnelle. Cet effacement des frontières, qui justifie par ailleurs le rôle grandissant de l’entreprise dans la société civile, et la reconnaissance du salarié en tant que personnalité riche de compétences construites au sein de l’entreprise mais aussi en dehors d’elle, sont deux éléments majeurs du modèle de l’entreprise « post-managériale ».