Les Européens ont l’impression que le luxe leur est de plus en plus inaccessible
Dans le cadre de l’édition 2013 de l'Observatoire des Clientèles du luxe (World Luxury Tracking), conduit par Ipsos et l’Association des Professionnels du Luxe, Rémy Oudghiri, Directeur du département Tendances & Prospectives, Ipsos Public Affairs, donne une interview à Lili Thomas, du magazine ParisBerlin. Dans un contexte économique difficile, les Européens ont-ils encore les moyens d’acheter du luxe ? Et s'ils en ont encore les moyens, en ont-ils toujours envie ?
Votre enquête s’intitule “Les Européens ont-ils encore envie de luxe ?” En pleine crise, il faut oser...
L’envie de luxe est corrélée à l’optimisme économique. Or, depuis la crise de 2008, on observe une situation contrastée de la consommation de luxe entre l’Europe du Sud et du Nord. Des pays comme la France, l’Italie ou l’Espagne restent dans une conjoncture plus difficile et donc moins favorable aux produits de luxe que l’Allemagne, la Suède ou l’Angleterre. Mais de manière générale, les Européens font beaucoup plus attention à leurs dépenses qu’en 2007. Aujourd’hui, même quand on est à l’abri du besoin, on prend ses précautions.
192 milliards d’euros de bénéfices en 2011, 212 en 2012 – l’industrie du luxe se porte bien. Comment expliquer cette bonne santé insolente ?
Si l’industrie du luxe a résisté à la crise en affichant des performances enviables, c’est essentiellement en raison du tourisme international qui a connu une explosion incroyable ces dernières années. De plus en plus de visiteurs en provenance des économies émergentes, les BRICS, la Chine, la Russie ou le Brésil, se rendent en Europe : ces touristes issus d’une nouvelle classe moyenne, plutôt aisés, repartent souvent avec un voire plusieurs produits de luxe (parfums, accessoires...) dans leurs bagages. Cette montée en puissance du tourisme international compense la désaffection des clients européens traditionnels, obligés de se serrer la ceinture. De fait, les magasins de luxe comme les Galeries Lafayette ou les boutiques de l’avenue Montaigne se sont adaptés à cette nouvelle clientèle, en multipliant les vendeurs maîtrisant le chinois, l’arabe ou le russe.
Les Européens ont-ils encore les moyens d’acheter du luxe ?
Le constat de notre enquête (publiée part l’Observatoire international des clientèles du luxe) est clair : les Européens ont l’impression que le luxe leur est de plus en plus inaccessible. Nombreux sont les consommateurs qui considèrent que les prix ont augmenté, au détriment, selon eux, de la qualité des produits. En outre, s’il reste en Europe des aficionados du luxe, certes plus occasionnels mais fidèles, ils se sentent aujourd’hui lésés : pour 65 % des Européens interrogés, les prix des produits de luxe ont sensiblement augmenté depuis cinq ans, sans qu’une hausse de qualité ne soit parallèlement remarquée. D’où la question : Est-ce que le luxe parle encore aux Européens ?
Les Européens partagent-ils tous la même vision du luxe ?
Non, bien sûr. Il existe différentes visions du luxe en Europe, qui s’expliquent notamment par les particularités culturelles. En France ou en Italie, on attache une grande importance aux accessoires, à la gastronomie, aux vins ou à la mode. En Angleterre, les consommateurs sont davantage tournés vers le luxe d’expérience, le plaisir associé à l’achat et les voyages. Les Allemands vont davantage économiser sur l’alimentation ou l’habillement, se trouvant ainsi davantage dans une logique d’investissement à long terme. Outre-Rhin, on dépense plus pour des voitures de grande qualité ou pour le design intérieur. Dans leurs attentes vis-à-vis du luxe, les Européens sont finalement assez homogènes. La crise les a fait revenir aux fondamentaux : le luxe, c’est avant tout un investissement à long terme. Une qualité supérieure, des produits qui durent dans le temps et qui racontent une histoire.
Quel est le risque de cette crise de confiance ?
Le luxe européen est de plus en plus populaire à l’étranger alors que les Européens eux-mêmes n’ont plus accès à ce marché. On observe une crise de confiance de ces clients traditionnels. L’industrie du luxe, bien consciente de ce paradoxe, reste soumise à une logique marchande : s’il existe des clients plus nombreux, plus riches, prêts à payer plus cher ailleurs, alors pourquoi baisser les prix ? Business is business. Le risque, c’est de croire que tout se passe en Asie. Or, la Chine n’est pas un pays aussi stable politiquement ou socialement que le continent européen. Il ne faudrait pas justement oublier ces clients européens.
Quels sont les futurs enjeux de l’industrie du luxe ?
D’une part, un rééquilibrage du marché. Si le luxe oublie le client européen qui n’a plus les moyens, cela ouvre des perspectives aux marques intermédiaires, dites “premium”. Hugo Boss par exemple marche très bien, tout comme des marques de prêt-à-porter comme Sandro, The Kooples ou Zadig&Voltaire.
L’autre question est de savoir si les marques de luxe vont s’emparer du digital ? Le luxe se différencie justement de la consommation de masse par le service qu’il offre à ses clients. Est-ce à travers l’ère numérique et un service après-vente personnalisé via smartphone par exemple, que les marques vont pouvoir reconquérir leurs clients européens ?
Source : parisberlinmag.com, décembre 2013