"Plus rien à faire, plus rien à foutre" - La vraie crise de la démocratie
Brice Teinturier, Directeur Général Délégué France d'Ipsos, est l'auteur du livre « "Plus rien à faire, plus rien à foutre" - La vraie crise de la démocratie » qui sortira le 23 février aux éditions Robert Laffont. Ce livre révèle les véritables raisons de la crise de confiance qui éloigne un nombre grandissant de Français de la classe politique actuelle et ébranle notre démocratie. Le Point a interrogé Brice Teinturier.
Propos recueillis par Le Point
« Tout cela occulte un mouvement très profond en France, dont l’émergence et l’amplification constitue le phénomène le plus important de notre rapport d’aujourd’hui à la politique et à la démocratie : [...] la PRAF-attitude, "Plus-Rien-A-Faire" ou "Plus-Rien-A-Foutre" »
Le Point : La droite et la gauche combattant le Front national et se combattant entre elles, telle est en gros notre géographie politique. Selon vous, cette lecture se fonde sur une erreur d’optique fondamentale. Expliquez-nous.
Brice Teinturier : La présidentielle de 2012 et les dernières élections européennes, départementales et régionales ont ancré l’idée d’une « tripartition » du paysage politique entre trois grands courants : la gauche, la droite et le Front National. Avec en outsider Emmanuel Macron. Or, tout cela occulte un mouvement très profond en France, dont l’émergence et l’amplification constitue à mes yeux le phénomène le plus important de notre rapport d’aujourd’hui à la politique et à la démocratie, bien plus important encore que la poussée du Front National. Ce mouvement, c’est ce que j’appelle la PRAF-attitude. PRAF pour, dans une version modérée, « Plus-Rien-A-Faire » et, dans une version plus radicale, « Plus-Rien-A-Foutre ». Une part croissante de Français est en effet dégoutée par la politique et s’en détourne de plus en plus. Elle est affligée par ce qu’elle voit. Elle prend de la distance avec les acteurs politiques, leurs projets et les media. Certains se rassurent et soulignent combien les émissions politiques drainent encore jusqu’à 4 ou 5 millions de téléspectateurs ? Ou combien la primaire de la droite a mobilisé ? Ils se trompent. Le phénomène massif, c’est l’inverse, ce sont les pans entiers de la société qui regardent maintenant la scène politique de très loin ou ne le regardent plus du tout. Ce sont ceux qui ne sont allés voter ni à la primaire de la droite, ni à celle de la gauche. On est ainsi historiquement passé des « croyants » aux « déçus de la politique » - que les candidats parvenaient malgré tout à faire plus ou moins revenir dans le jeu politique. Aujourd’hui, on est au-delà de la déception, dans la « PRAF-attitude ». Ce désengagement peut être de faible intensité ou intermittent. Mais il peut aussi devenir de plus en plus constant et fort et se traduire par des comportements spécifiques. Le PRAF jouera un rôle décisif dans la présidentielle de 2017 mais il va au-delà : il questionne notre démocratie et en révèle le malaise.
Vacuité du contenu, indignation et dramatisation constante des enjeux, manque de courage et incapacité à donner de la lisibilité à leurs actions. Votre livre diagnostique ainsi la faillite de notre personnel politique. 65% des Français sont aujourd’hui convaincus qu’aucun gouvernement n’est en mesure d’obtenir de véritables résultats. Un chiffre considérable qui a augmenté de onze points en huit ans. C’est cela, qui nourrit le PRAF ?
Ce que vous évoquez là, c’est la crise du résultat, qui a effectivement émergé à partir du début des années 2000. Mais elle n’est que la pointe immergée de l’iceberg et ne saurait expliquer à elle-seule la situation actuelle. J’essaye de montrer que la PRAF-attitude renvoie à un ébranlement beaucoup plus profond de la société. Certes, le double quinquennat de Nicolas Sarkozy et de François Hollande constitue pour les Français une décennie de déception. Mais ce qui est en jeu, c’est aussi le rôle des réseaux sociaux, les mutations de l’information, l’individualisation croissante de la société, l’effondrement de la morale publique et la crise de l’exemplarité. C’est aussi notre rapport à l’impôt et à ce qu’on a appelé la "critique de l’assistanat". Face à ces bouleversements, la politique, ne sachant plus comment faire, s’est enfermée dans un jeu de postures dont j’analyse les plus fréquentes et leurs effets ravageurs. Et dont une part croissante de Français n’est pas dupe.
Mais si le désaveu est à ce point massif, pourquoi les Français vont-ils encore voter ?
La fonction centrale d’une campagne électorale, a fortiori une présidentielle, est de réengager des abstentionnistes potentiels. De leur redonner le goût et l’espoir qu’à travers le vote, la désignation d’un représentant et la mise en œuvre d’une politique, les choses iront mieux. Il n’y a donc pas, heureusement, un lien mécanique et absolu entre la PRAF-attitude et l’abstention…
Vous voulez dire que tous les PRAFistes ne sont pas des abstentionnistes ?
…Exactement ! Mais attention : d’abord, l’abstention électorale a globalement progressé en France même si les deux dernières présidentielles ont bien mobilisé. Ensuite, rien ne dit que la présidentielle de 2017 va générer une aussi bonne participation qu’en 2012 et 2007, je pense même le contraire. Enfin, plus vous cumulez des attributs de la PRAF-attitude et plus vous avez des chances de vous abstenir.
« Quand vous êtes en colère ou déçu, vous êtes toujours dans une forme de relation. En revanche, l’indifférence ou le dégoût signifie sa fin... »
Précisément, les PRAFistes représenteraient, dites-vous, environ un tiers de l’éléctorat. Quel est le profil type du PRAFiste ?
En analysant différents indicateurs, je retombe à chaque fois sur environ 30% de Français qui sont dans un rapport de désengagement profond à l’égard de la politique. Je distingue par exemple les 20% de nos concitoyens qui se disent « dégoutés » par la politique, auxquels on peut ajouter 9% « d’indifférents », de ceux qui sont en « colère » ou « déçus ». Pourquoi ? Parce que quand vous êtes en colère ou déçu, vous êtes toujours dans une forme de relation. En revanche, l’indifférence ou le dégoût signifie sa fin, un divorce qui, comme en amour, est consommé. Alors oui, les PRAFistes ont certaines caractéristiques sociologiques mais le plus frappant, c’est qu’ils ne sont pas si typés que cela. Ils se recrutent davantage dans les milieux populaires mais aussi, beaucoup, dans la classe moyenne. En réalité, chaque Français peut à un moment ou à un autre éprouver une forme de PRAF-attitude. C’est l’intensité et la fréquence du phénomène qui va faire de vous un PRAFiste avéré ou pas.
Croire que le PRAF serait l’autre nom du FN constituerait selon vous un grave contresens. Il est pourtant tentant de croire que les PRAFistes votent pour Marine Le Pen, non ?
Les deux catégories ne se superposent pas. Les frontistes croient en la politique. Ils pensent réellement que le projet porté par Marine Le Pen peut apporter des solutions et ils ont foi en elle. Les PRAFistes ne raisonnent pas ou plus comme cela, précisément. Mais ce que j’observe, c’est que Marine Le Pen est la candidate qui a malgré tout le plus fort potentiel de reconquête d’une partie des PRAFistes.
Et pour Jean-Luc Mélenchon ?
Il peut également en capter. Son potentiel semble moins fort et je montre qu’ils sont différents de ceux de Marine Le Pen mais lui aussi peut espérer en reconquérir.
Les PRAFistes n’ont pas de leader politique, mais s’ils pèsent un tiers du corps électoral, ils ont en main les clés du scrutin présidentiel. Peuvent-ils se retrouver dans la candidature d’Emmanuel Macron, ce candidat qui se réclame du ni droite, ni gauche ?
Ils pèseront sur le résultat de la présidentielle. A fortiori dans le paysage bouleversé de ces derniers jours qui ne peut, à mon avis, que nourrir le PRAF. Et ils ont été un artisan important de la victoire de François Hollande en 2012. S’agissant de Macron, il n’est paradoxalement pas le candidat qui semble le plus les séduire. Son électorat est en effet plus aisé et inclus dans le système, constitué de déçus de la gauche et de la droite mais pas d’indifférents ou de dégoûtés de la politique, au contraire. Mais lui aussi pourrait et aurait intérêt à livrer la bataille du PRAF !
« Le vrai sujet de mon livre, c’est la démocratie. Combien le PRAF révèle son ébranlement et comment en sortir »
Champion de la primaire de la droite, François Fillon promettait aux Français la vérité et le courage. Sa candidature est mise à mal par les soupçons d’emplois fictifs, dont auraient profité son épouse et deux de ses enfants. Vous êtes un expert des sondages d’opinion, pensez-vous que la droite républicaine a d’ores et déjà perdu la présidentielle de 2017 ?
Non, pas du tout. Vous voyez bien combien le paysage est mouvant et que tout peut arriver, la victoire comme la défaite de la droite. En revanche, la faible participation à la primaire de la gauche et les soupçons que vous évoquez illustrent à mon sens l’importance de la PRAF-attitude et la possibilité qu’elle progresse encore. Le vrai sujet de mon livre, ce n’est d’ailleurs pas l’élection de 2017 même si j’espère qu’il apporte aussi des clés de compréhension sur ce qui va ou peut se passer, c’est la démocratie. Combien le PRAF révèle son ébranlement et comment en sortir.
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Livre « Plus rien à faire, plus rien à foutre » La vraie crise de la démocratie disponible dès le 23 février aux éditions Robert Laffont