À quoi sert le Président ?
Voici une question qui devrait en intéresser plus d'un... Le journal LE 1 ouvre le débat avec Brice Teinturier, Directeur Général Délégué France d'Ipsos, Mazarine Pingeot, romancière et Isabelle Veyrat-Masson, historienne. Découvrez l'interview de Brice Teinturier.
Quelle serait la meilleure définition que vous pourriez fournir du Président en majesté sous la Ve République ?
C’est le dépositaire symbolique de la volonté d’une majorité de Français censée représenter l’ensemble du corps social et diriger la Nation. Cette spécificité française vient des institutions. Depuis 1962, nous élisons le Président de la République au suffrage universel direct avec un mode de scrutin à deux tours. L’élu de la nation constate donc qu’une majorité des votants a glissé une enveloppe avec son nom dans une urne. A lui d’incarner la dimension presque mystique de cette charge. Dès l’origine, il existe quelque chose de sacrale dans la fonction de président. Il doit porter une vision globale et se situer en surplomb de la politique nationale puisque nous avons aussi cette bizarrerie institutionnelle de la bicéphalie : un président en charge de l’essentiel et un premier ministre en charge du quotidien, sans que nous n’ayons jamais défini les contours de cet « essentiel ». Tel est l’esprit au départ.
Mais la définition que vous donnez correspond-elle à celle des Français d’aujourd’hui ?
Oui ! Pour eux, le président de la République est le véritable patron. C’est celui qui donne la vision, indique la direction, prend les décisions. C’est bien cela qu’ils ont en tête lorsqu’ils élisent le président. Ils ne se trompent pas sur la répartition des rôles entre le Président et son premier ministre. L’un est élu, l’autre nommé. Les Français ont toujours compris que, de De Gaulle à Hollande, c’est le président qui décide, sauf périodes de cohabitation.
Percevez-vous dans les études d’opinion des évolutions dans le regard des Français ?
Les évolutions, considérables, sont liées aux évolutions de la société. On ne peut séparer les deux. En 1962, de Gaulle est un personnage historique hors normes. Le sens du tragique est extrêmement présent dans cette représentation très verticale et très messianique du président de la République. Cela instaure un premier socle qui va figer pour longtemps l’image du Président. Puis nous entrons dans une logique continue de normalisation. Les présidents sont de moins en moins verticaux, historiques. Pourquoi ? Parce que la société change et que le pouvoir du président s’affaiblit. Il y a d’abord l’impact de la mondialisation qui le fragilise, révèle son impuissance à agir et à obtenir des résultats tel un Deus ex machina. Vous avez ensuite l’individualisation croissante de la société française : des citoyens plus autonomes, plus instruits, plus conscients de leur propre valeur, acceptant plus difficilement l’autorité « d’en haut ». A cela s’ajoute une demande de transparence qui vient écorner le mystère de la fonction. C’est évidemment aussi le système médiatique qui soumet l’ensemble des acteurs politiques à un questionnement permanent de plus en plus axé sur des questions de vie privée ou de vie quotidienne. Tout cela participe largement à désacraliser la figure du président, à la rendre plus familière, plus banale…
Le Président s’est banalisé…
François Hollande avait senti quelque chose de réel lorsqu’il avait lancé sa thématique du « président normal ». La trajectoire de la figure présidentielle conduit de plus en plus à une banalisation par rapport à l’archétype de départ. En revanche, l’erreur est que la fonction reste en dehors de la norme, que le Président n’est pas un individu comme les autres. L’onction du suffrage universel en fait un personnage à part, qui ne s’appartient plus, qui est pris par sa fonction de représentation.
Quelles sont les demandes et les attentes prioritaires des Français par rapport au Président ?
Elles sont paradoxales. On veut du sens, de la vision, de l’autorité ; le Président doit dire le réel, ce qu’est le pays et le Monde et il doit entraîner, fédérer autour d’une projection. La fonction présidentielle reste un magistère de la parole, au sens noble du terme. Mais s’il pousse le curseur trop loin, on lui reprochera d’être coupé des Français, d’être déconnecté. Et là, c’est la demande d’horizontalité et d’action qui intervient : on veut des réponses aux problèmes quotidiens, « hic et nunc ». Il lui faut donc articuler deux temporalités, le présent et l’avenir et deux niveaux, la vision et l’action. Si le président se montre trop proche, trop dans le quotidien, on l’accusera d’être un technocrate sans vision. S’il se situe trop en surplomb, on lui reprochera d’être hors sol, déconnecté. L’équilibre entre ces deux modèles de leadership reste toujours très difficile à trouver.
Sommes-nous les témoins d’un affaiblissement de la fonction ou d’une évolution ?
Si l’on parle d’affaiblissement, il faudrait dire par rapport à quoi. On ne se rend pas compte, lorsqu’on fait porter à Nicolas Sarkozy et à François Hollande l’affaiblissement de la fonction présidentielle, que notre société ne supporterait plus la verticalité gaulliste. L’affaiblissement qui me semble indiscutable, c’est celui de la capacité d’action et d’obtention de résultats. Nicolas Sarkozy a tenté de remédier à l’affaiblissement de la fonction présidentielle en hypertrophiant la dimension action/autorité pour obtenir du résultat ; François Hollande a tenté de contrer l’affaiblissement de la fonction en cherchant à restaurer au moins sa dignité, via une forme d’exemplarité. Les deux ont en grande partie échoué. Et il y a de fait une vraie rupture entre de Gaulle, Pompidou, Giscard et Mitterrand d’un côté, Sarkozy et Hollande de l’autre.
Vous ne citez pas Jacques Chirac ?
Chirac amorce la transition entre ces deux mondes. Chirac est le premier Président qui prend véritablement de plein fouet la mondialisation. La fonction présidentielle ne pouvait plus s’exercer avec lui comme sous Mitterrand, qui obéissait à des codes encore anciens. Même si on a oublié que Mitterrand, c’était aussi « Tonton » et donc déjà une certaine familiarité.
Quels sont les moments où la fonction présidentielle a évolué ?
D’abord en 1962. Le suffrage universel direct change tout. Le mode de scrutin majoritaire à deux tours divise la vie politique en deux blocs, avec des visions de plus en plus opposées qui deviendront de plus en plus simplificatrices et démagogiques. Il faut bien réunir plus de 50% de Français. Les moments de cohabitation jouent aussi beaucoup dans la perception de la fonction présidentielle, qui en sort relativisée. En 1986, le modèle du président tout puissant commence à vaciller puisque le pouvoir peut passer du côté du Premier ministre. On assiste à une lutte feutrée entre le président et le Premier ministre sur des enjeux très importants. Souvenez-vous d’un voyage officiel au Japon : qui, de Mitterrand ou Chirac, devait représenter la France ? Quel périmètre respectif entre les deux têtes de l’exécutif ? Enfin, la crise du résultat compte aussi beaucoup dans la dépréciation de la fonction présidentielle à la Française. 40 ans de chômage de masse et d’impuissance du politique ne laissent pas intacte la fonction présidentielle !
Voyez-vous une autre crise du résultat ?
La question européenne. Quand vous êtes dans un cadre de souveraineté très important comme sous de Gaulle ou Pompidou, les grandes décisions vous appartiennent. Vous êtes maître chez vous. Dans une Europe élargie, à souveraineté partagée, le sentiment d’impuissance se généralise, la voix de la France porte moins, le sentiment gagne qu’on n’y arrive pas, ni la France ni l’Europe. Si l’Europe donnait le sentiment de produite des résultats, ce serait différent. Mais même quand elle en produit objectivement, ce n’est pas ou pas suffisamment ressenti.
Pour 2017, quelle est l’attente des Français ?
Du point de vue de l’action, ils ont intégré qu’un président ne pouvait pas tout faire. Mais ils continuent à penser que la politique peut avoir un impact sur la réalité économique et sociale, sur les inégalités, la fiscalité, l’éducation. A leurs yeux, des marges de manœuvres importantes demeurent. Les questions régaliennes sont également fondamentales, a fortiori avec le terrorisme ou la question des flux migratoires. Sur plan de la représentation et pas seulement de l’action, je pense que le concept clé est celui de dignité. Cela veut dire beaucoup de choses, dans l’utilisation décente des attributs de l’appareil d’Etat comme dans la question de la vie privée, qui n’existe plus vraiment pour un Président et qui doit donc être digne.
Quel est l’enjeu pour 2017 ?
C’est la première fois sous la Ve République que nous avons eu une alternance gauche/droite parfaite. Pendant 5 ans, la droite a exercé les pleins pouvoirs. Puis la gauche. Sans cohabitation. Du jamais vu depuis 1958. Mon intuition est que ce double quinquennat d’alternance gauche-droite, largement raté aux yeux de l’opinion, a profondément secoué le système politique et accentué le déclinisme ambiant. Le premier enjeu de la fonction présidentielle est donc de rompre avec cette idée que gauche ou droite, rien ne change. De remettre du sens et de la différenciation. Tout va dépendre de la capacité qu’auront ou non les candidats à redonner de l’espérance dans la capacité du politique à transformer les choses, tout en restant crédible.
Est-on face à un enjeu de renouvellement ?
Une puissante envie de renouvellement existe. On ne comprendrait pas, sinon, l’émergence de Bruno Le Maire ou d’Emmanuel Macron. Pour autant, les Français restent aussi très traditionnels dans le choix de leurs leaders et hésitent à confier les clés à de jeunes quadras. La fonction présidentielle reste encore très sacralisée !
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