Gilets Jaunes : une révolution Twitter

Alors que le mouvement des Gilets Jaunes enflamme l'opinion, Chloé Morin, directrice de projets internationaux et Leendert de Voogd, directeur monde de notre département SIA spécialisé dans l'analyse des réseaux sociaux ont livré à Paris Match une analyse des conversations en ligne autour des Gilets Jaunes. Quel rôle jouent les réseaux sociaux dans l'évolution de ce mouvement ?

Le mouvement des Gilets jaunes est inédit par bien des aspects –mouvement fluide et horizontal, revendiquant son caractère a- ou anti-politique, qu’aucun syndicat ni parti ne parvient à «récupérer», aux revendications floues. C’est sans doute également le premier mouvement dont l’organisation a entièrement été permise non par des syndicats, des partis ou des leaders reconnus à grande échelle, mais par l’usage des outils numériques et notamment des réseaux sociaux. Dès lors, il parait pertinent d’observer en détail la manière dont les conversations se sont déployées sur le net, non seulement sur les réseaux et plateformes traditionnels tels que Twitter, YouTube ou Instagram, mais aussi sur l’ensemble du net, des sites d’actualité régionaux aux sites nationaux, en passant par la presse étrangère ou encore les blogs et forums publics*.

Une conversation essentiellement concentrée sur les réseaux sociaux

Premier enseignement : il s’agit d’une conversation essentiellement concentrée sur les réseaux sociaux (96,58%) et notamment sur Twitter (plus de 90% ; sachant que Twitter, par son format de post très court, est généralement la plateforme la plus utilisée pour réagir à l’actualité voire pour exprimer nos requêtes publiquement). Cette discussion est massive : plus de 4,4 millions de messages au total partagés de manière publique entre le 3 novembre et le 2 décembre.

Bien que très loin derrière le volume de contenu généré sur Twitter, Youtube et Facebook représentent une part non négligeable des 4 millions d’occurrences (entre 2 et 3%). Il convient toutefois de souligner que seuls les contenus publics de Facebook sont comptabilisés dans cette analyse, les contenus privés étant par définition inaccessibles – ce qui implique que le volume total des conversations dépasse sans doute de beaucoup les 4 millions de posts enregistrés ici. Même si Facebook reste une plateforme centrale pour l’organisation de la mobilisation des Gilets Jaunes, il reste un lieu de débat « entre soi », à l’inverse d’un Twitter largement plus ouvert.

S’agissant de Youtube, l’augmentation constante de son utilisation depuis le début du mouvement illustre parfaitement l’ADN de cette plateforme, où la viralité dépend de la disponibilité de vidéos humoristiques ou choc – d’où le pic atteint le 1er décembre après les violences dans la capitale.

Alors que la mobilisation déclinait, l'engagement sur les réseaux sociaux a augmenté

Lorsqu’on observe l’évolution du nombre de mentions de Gilets Jaunes et de tous les mots clé associés au mouvement dans le temps, on constate que les trois journées de mobilisation constituent des pics importants, avec un maximum de 437 000 mentions le 17 novembre, 395 000 le 24, et un maximum atteint le 1er décembre à 452 000. Dans le même temps, le nombre de personnes mobilisées physiquement n’a cessé de décroître, d’environ 300 000 le 17 à 75 000 selon le ministère de l’intérieur au 2 décembre. Il existe donc un paradoxe, entre déclin de la mobilisation physique lors des jours de manifestation, et intérêt marqué sur les réseaux sociaux même s’il se structure autour des temps de réunions physiques. Il semble donc exister non pas une concurrence mais bien une complémentarité entre mobilisation des Gilets Jaunes sur le terrain et intensité des engagements sur le net. Les réseaux sociaux et les médias jouent bien un rôle crucial, puisqu’ils permettent non seulement aux Gilets Jaunes de s’organiser, mais ils amplifient aussi – à travers vidéos et images diffusés largement, racontant sous forme d’épopée l’histoire d’un peuple qui semble « reprendre la main » face au déclin, à la résignation, et à la dépossession - l’intérêt citoyen et donc la mobilisation.

Dans cette conversation globale, les citoyens génèrent beaucoup d’engagement et prennent une part active à la conversation, et notamment des provinciaux, citoyens comme sites de médias régionaux, même si la part des parisiens est importante. Les sites de médias régionaux représentent ainsi 1,5% des contenus totaux, devant les sites d’information générale ou les médias nationaux.

Second enseignement : parmi les responsables politiques, les responsables politiques «populistes» ou appartenant à la sphère conservatrice dominent largement en termes de nombre de prises de parole sur les réseaux sociaux (84 tweets pour Mélenchon entre le 1ernovembre et le 2 décembre, 52 pour Le Pen). Des comptes associés à Jean-Frédéric Poisson, à Dieudonné ou Alain Soral sont également très présents. Des personnalités telles que Nicolas Dupont-Aignan (82), Christine Boutin (126), l’ex-socialiste Gérard Filoche (201) devancent, en termes de prises de parole, ceux de beaucoup de figures majeures des grands partis et des membres principaux du gouvernement. Le compte Twitter @TeamMacronPR se montre néanmoins actif, avec 91 messages sur le sujet, tentant de faire contre-poids aux attaques visant l’exécutif.

Troisième enseignement : la conversation a évolué des carburants vers l’anti-macronisme, la manifestation a cédé la place à l’insurrection.

De manière globale, l’immense majorité des conversations –et notamment les posts sur Twitter– témoigne de sentiments négatifs. On retrouve évidemment les thématiques fiscales et économiques («prix», «taxes», «voitures», «vie») renvoyant aux origines du mouvement, et de manière plus globale à l’insécurité économique lui ayant servi de terreau. Cependant, on y trouve également une très forte association de mots appartenant au registre politique («mouvement», «politique», «ministre», «Macron», «pouvoir»), renvoyant au caractère a- ou anti-politique d’un mouvement qui semble contester l’idée même de représentation.

Des sentiments majoritairement négatifs

Macron au cœur des conversations

Mais le contenu des discussions a considérablement évolué avec le temps. La part de la thématique des carburants dans la discussion était très importante aux débuts du mouvement (381 occurrences sur 1110 posts au total concernant les Gilets jaunes en général). Elle a culminé le 17 novembre avec 44 000 occurrences sur 437 000 au total sur la journée, puis a diminué à mesure que le mouvement s’amplifiait, que les revendications s’élargissaient, pour finalement représenter en date du 1er décembre 12 705 occurrences sur 450 897, soit moins de 3% du contenu. Ces données illustrent bien la manière dont le mouvement a réussi, au fil du temps, à coaguler un grand nombre d’attentes différentes et parfois contradictoires. Le gilet jaune fonctionne ainsi comme une forme de surface de projection neutre (et à laquelle il est facile de s’identifier), où chacun peut voir le vecteur de son anti-macronisme, de son ras-le-bol fiscal, de sa peur du déclassement, ou encore de son sentiment d’abandon. Dans ce contexte, on comprend bien pourquoi une ou plusieurs mesures spécifiques peinent à mettre un terme à la mobilisation.

À mesure que le sujet dépassait la simple question du prix des carburants pour s’étendre à d’autres revendications, la part des conversations directement associée au Président de la république s’est accrue. Sur les plus de 600 000 références faites à Emmanuel Macron au sein de la conversation globale sur les Gilets Jaunes, les sentiments exprimés sont pour l’essentiel négatifs. Parmi les mots les plus souvent utilisés dans le cadre des conversations associées à Emmanuel Macron, on retrouve notamment « colère », « démission », « hausse », « mobilisation », « manifester », « transition », « peuple », « honte »...

Parmi les conversations directement liées au Président de la République, la tonalité est clairement négative :

Les mots -clés associés au Président de la République

Au vu des données collectées par notre filiale Synthesio, nous constatons que mobilisation physique et virtuelle vont de pair, et que les réseaux sociaux n’ont pas remplacé mais amplifié et entretenu le mouvement. Nous pouvons en effet émettre l’hypothèse que la pénétration des revendications des Gilets Jaunes auprès de toutes les franges de la société ainsi que leur mobilisation auraient été moins fortes si les réseaux sociaux n’avaient pas permis d’entretenir la flamme en dehors des périodes de manifestations «physiques». A ce titre, il sera certainement utile d’analyser les nouvelles réactions des réseaux sociaux aux annonces gouvernementales de cette semaine.

Retrouvez cette analyse dans Paris Match

* Données Synthesio, filiale d’Ipsos.


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