Affaire Depardieu : décryptage

L’affaire Gérard Depardieu fait partie de ces moments collectifs dont la France a le secret : tout à coup, un évènement, la plupart du temps autour d’un homme – on se souvient de la séquence DSK-, fait la Une de la presse et des JT, génère des flots de commentaires sur les réseaux et dans les conversations et clive l’opinion - qui malgré tout en redemande jusqu’au moment où, saturée, elle tourne brutalement la page. Le cas Depardieu est donc intéressant pour au moins 3 raisons : d’une part, par la passion qu’il mobilise ; d’autre part, par la relative mansuétude de l’opinion à son égard, bien plus indulgente, au moins au début, à l’égard de l’acteur que vis-à-vis, par exemple, d’un Bernard Arnault. Enfin, par les différentes séquences qui scandent la polémique et en font ses rebondissements.

Ecartons tout d’abord les explications superficielles : Gérard Depardieu aurait un soutien relativement fort dans l’opinion parce que sa position ferait écho à un ras le bol plus général vis-à-vis de la fiscalité et à une inquiétude croissante à l’égard de talents annonçant leur intention de quitter le France. Tout cela est vrai et fortement ressenti par, notamment, les sympathisants UMP. Mais cela n’explique nullement l’impact d’une telle affaire et sa durée de vie médiatique et dans l’opinion.

Le premier levier est donc ailleurs. En réalité, l’histoire commence par la réactivation d’une opposition dont la France a le secret : l’artiste contre le politique. Et a fortiori quand cet artiste est un grand artiste, voire une icône. De ce point de vue, l’emploi par le Premier ministre de l’adjectif « minable » a non seulement suscité l’ire de Gérard Depardieu mais lui a donné une formidable opportunité : celle d’apparaître comme une victime et de réactiver cette vieille opposition de l’artiste et du politique. Objectivement, n’importe quel individu, de droite comme de gauche, peut convenir qu’il n’est pas très glorieux d’annoncer que l’on va s’établir en Belgique pour payer moins d’impôts, a fortiori dans la période actuelle. L’adjectif utilisé par le Premier ministre n’est donc pas en lui-même inapproprié. Et si un autre artiste avait porté le même jugement sur le comportement de Gérard Depardieu, il ne se serait sans doute pas passé grand chose. Il est donc perçu comme tel parce que le Premier ministre est un responsable politique et l’un des plus importants. Son tort n’est pas d’avoir dit ce qu’il a dit mais de l’avoir dit compte tenu de ce qu’il est. Il s’agit aussi d’un responsable politique de gauche dans un pays totalement clivé où tout ce que la gauche fait et dit est rejeté par les sympathisants de la droite, tout comme les sympathisants de gauche rejetaient tout ce que faisait et disait Nicolas Sarkozy. Le résultat de cet abaissement du débat politique est que Gérard Depardieu a instinctivement bénéficié de l’opportunité de qui se drape - sincèrement ou pas, peu  importe - dans la dignité de l’artiste bafoué voire insulté par le politique, lequel est par définition largement décrié. La puissance de l’affrontement, puisque c’est très vite ce qui a été perçu et ce qui constitue l’un des ressorts dramatique de la pièce, l’affrontement entre un artiste et le pouvoir politique, a par ailleurs été renforcée par la nature même de l’adjectif utilisé : Gérard Depardieu est depuis longtemps dans le registre de l’énorme : son talent est énorme ; son corps est énorme ; la diversité de son répertoire est énorme ; sa renommée est énorme.  Et voilà qu’un Premier ministre, presque tranquillement, taxe son comportement « d’un peu minable », c’est-à-dire de minuscule, en creux de minus. La réaction de l’artiste est donc immédiate et violente, presque instinctive, parce qu’il se sent justement touché – et blessé - dans l’être même qu’il est ou qu’il veut donner de lui : lui l’énorme, l’exceptionnel, la démesure a agi petitement. Avec ce mot « minable », le Premier Ministre a donc appuyé très exactement là où cela faisait mal. Et les Français l’ont bien compris et sans doute un peu compati.

L’autre levier de cette compassion, qui explique la relative indulgence des Français à l’égard de l’artiste, du moins au début de l’affaire, et qui fait que Gérard Depardieu n’a pas été conspué pour le cynisme dont il faisait preuve, est précisément que les Français ont saisi qu’il ne s’agissait pas de cynisme, ou pas que de cynisme : l’artiste a aussi mis en scène, sans forcément le vouloir et sans doute avec sincérité, la figure de l’artiste maudit, profondément malheureux et dans un processus d’autodestruction manifeste. Dans un pays où 50% de la population gagne  moins de 1.600 euros par mois, les Français ont découvert que Gérard Depardieu mettait en vente un hôtel particulier au prix disait-on de 50 millions d’euros, qu’il disposait d’affaires dans le vin et la restauration, qu’il était donc riche voire très riche… mais qu’il voulait encore plus d’argent au point de quitter la France pour aller vivre à Néchin, cité qui spontanément n’évoque pas la vallée des plaisirs !… On ne pouvait envoyer message plus explicite : l’argent ne fait pas le bonheur, j’ai perdu mon fils et malgré tout ce que je possède, je ne suis pas heureux et je vais aller ailleurs. Personne n’est donc dupe. Tout le monde comprend que Gérard Depardieu fait fausse route et que ce n’est pas en allant en Belgique pour payer moins d’impôt qu’il trouvera ce que décidément il ne trouve pas dans l’existence. On ne peut totalement en vouloir à un tel homme lorsque tant de fragilité et de mal être coexistent avec tant de souffrance, d’aveuglement, voire de naïveté. G. Depardieu n’est donc pas un salaud ou un cynique. Contrairement à un chef d’entreprise qui, déjà riche et par pure avidité, fait sécession, il déconne et va mal, tout simplement.

Et c’est là l’autre face de l’artiste qui est soudainement activée et ressurgit à l’occasion de cette affaire : la face noire et profondément mélancolique de Gérard Depardieu. La voracité physique, l’excès, tant de chair que d’alcool et maintenant d’argent, n’est plus le signe d’une voracité joyeuse et vivante, d’une jouissance sympathique de la vie dans la Gaulle éternelle ; elle renvoie à un comportement de plus en plus morbide et autodestructeur, où Gérard Depardieu n’en a plus grand-chose à faire ni des autres, ni de la France, ni de lui-même. Citoyen du monde comme il aime à le proclamer, il devient en réalité un citoyen de nulle part et un homme seul. Un tel spectacle est à la fois fascinant et générateur d’un malaise grandissant, dans lequel l’attraction, la compassion et la répulsion se mêlent.

Cette séquence va cependant se terminer brutalement avec l’éloge de Vladimir Poutine et de la grande démocratie que serait la Russie. Tout à coup, l’artiste maudit et malheureux change bêtement de pied et réinvestit le champ de la politique. Mais pas n’importe laquelle et à l’évidence la plus mauvaise. La compassion cesse donc immédiatement et la condamnation devient largement majoritaire. Ceux qui ont voulu faire de Gérard Depardieu un camouflet pour François Hollande sont également pris à leur propre jeu. Ils ont voulu instrumentaliser l’affaire Depardieu ou cru qu’elle pouvait être un symbole de politique intérieure, à l’égal des Pigeons ou du départ possible de grands chefs d’entreprise, et ils se retrouvent avec un Gérard Depardieu qui n’est rien de tout cela mais au contraire, le symbole d’une existence qui s’égare. Le grand acteur qui nous a soulevés d’émotion dans Cyrano de Bergerac et tant d’autres interprétations devient tout simplement un histrion grimaçant, à la limite de la provocation et du grotesque dans son costume de Mordovie, soutenant, comme d’autres l’ont fait avant lui, des dictateurs. Il n’y a plus rien d’exceptionnel et d’énorme en Gérard Depardieu. Rien que du banal, du déjà vu hélas et quelque chose, finalement, « d’un peu minable ». Quelle tristesse ! Fin de l’identification compassionnelle. Fin de l’artiste maudit et malheureux en lutte avec le politique et un pouvoir de gauche décourageant les talents. Ce qui avait commencé en tragédie certes un peu grandiloquente mais non sans panache se termine en un spectacle grotesque et de mauvais goût. Le seul désir qui reste est alors que le rideau tombe et que l’on passe à autre chose.

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