Européennes : les clefs pour comprendre le scrutin
La vaste enquête réalisée le jour même du vote européen par Ipsos pour Le Point éclaire d’un jour cru les défaites de Nicolas Sarkozy et de Robert Hue. Elle explique aussi les raisons du succès de Charles Pasqua, François Bayrou et Daniel Cohn-Bendit.
Déconfiture de la liste Sarkozy, contre-performance du PCF, percée du tandem Pasqua-Villiers, succès de l’expédition Cohn-Bendit : la vaste enquête réalisée par Ipsos le jour du scrutin européen, auprès des votants comme des abstentionnistes, éclaircit les surprises de cette élection.
Le mauvais score de la liste RPR-DL ne saurait être imputé à un abstentionnisme particulier de l’électorat de droite. Le profil sociologique des non-votants du 13 juin est assez comparable à ce que l’on observe traditionnellement lors des scrutins peu mobilisateurs : les isoloirs sont plus boudés par les femmes que par les hommes, par les jeunes que par le vieux, par les salariés modestes que par les catégories plus privilégiées. Les sympathisants RPR n’ont pas spécialement été tentés par la "pêche à la ligne".
Simplement, ils ne se sont pas tous rendus aux urnes pour choisir le bulletin de vote Sarkozy-Madelin, loin s’en faut. Seulement 44% des électeurs proches du parti chiraquien ont choisi cette liste dimanche. Un tiers d’entre eux ont préféré le vote "souverainiste" Pasqua-Villiers. Le reste s’est dispersé, à gauche, à l’extrême droite et du côté des chasseurs… L’apport de la composante libérale à cette liste semble avoir été des plus réduit. Seulement 14% des "sympathisants UDF" - une étiquette au demeurant ambiguë depuis la création par les centristes de la "Nouvelle UDF" - ont voté pour la liste qui prétendait défendre la politique européenne de Jacques Chirac. La popularité de la politique gouvernementale a encore nui au duo RPR-DL. La volonté de s’opposer au pouvoir socialiste n’a motivé qu’une faible majorité de ses supporters.
Ces pertes électorales et cette absence totale d’attractivité de la liste conduite par le président intérimaire du RPR a réduit son électorat à un noyau conservateur âgé. Ce sont les retraités et les tranches d’âge les plus élevées qui se sont portés sur cette liste. Si son score est enviable chez les agriculteurs, il est fort médiocre parmi les cadres supérieurs (où cette liste est devancée par le PS et par l’UDF) et très bas chez les employés et ouvriers. Qui plus est, un certain nombre de ceux qui ont finalement choisi la liste Sarkozy l’ont apparemment fait sans enthousiasme : 37% de ses électeurs se sont décidés dans les derniers jours, ce qui est beaucoup pour des formations politiques traditionnelles.
Le sénateur des Hauts-de-Seine a visiblement réussi son OPA sur une fraction stratégique de l’électorat conservateur. Tout d’abord, la liste Pasqua est la seule liste de droite qui obtient au moins 10% des votes chez les employés et les ouvriers. Mais son succès n’est pas essentiellement dû à la résurgence d’un gaullisme populaire. Le duo Pasqua-Villiers est nettement plus influent chez les artisans, commerçants, chefs d’entreprises, ainsi que dans les rangs des agriculteurs. Son électorat est même globalement plus âgé que celui de la liste Sarkozy-Madelin. C’est bien au cœur du "peuple de droite" que les "souverainistes" ont frappé avec succès le 13 juin.
S’ils n’ont que très marginalement séduit des électeurs de gauche, Pasqua et son compère vendéen ont attiré une fraction non négligeable des sympathisants UDF, FN, mais aussi des "proches d’aucun parti". La droite dure s’est reconnue dans l’équipée Pasqua : c’est la seule liste de droite où la volonté de sanctionner l’action gouvernementale s’exprime à la majorité absolue. Cette liste n’a enfin pas usurpé sont étiquette "souverainiste" : c’est celle où l’on trouve le plus grand nombre de partisans d’un "maintien de la souveraineté de notre pays même si cela doit conduire à limiter les pouvoirs de décision de l’Europe". L’extrême droite et les Chasseurs sont, sur ce sujet, d’opinion voisine.
Le succès de la liste Bayrou obéit à une toute autre logique électorale. Elle a bien mobilisé la composante modérée de l’ancienne UDF sans capter significativement d’autres électorats. Son score reflète d’abord la victoire d’une famille centriste qui se retrouve plus facilement dans un scrutin européen. Avec celui des Verts, c’est l’électorat qui s’est le plus prononcé à partir des "questions européennes" et non de considérations politiques nationales.
Son profil sociologique est très typé avec une pointe (16%) chez les cadres supérieurs et professions libérales, catégorie où elle n’est devancée que par les socialistes et les écologistes. Sa pyramide des âges est bizarrement creuse : le leader de la "NUDF" plaît autant aux jeunes qu’aux plus vieux, avec une petite faiblesse dans les tranches d’âge moyennes. L’influence de ce courant n’apparaît toutefois pas très stable : c’est l’électorat qui s’est déterminé le plus tardivement avec 44% de décisions dans les jours précédant le scrutin.
A gauche, l’insuccès de Robert Hue est encore plus grave à l’examen de cette enquête. "Bouge l’Europe" n’a aucunement permis aux communistes mutants de renouveler leur électorat. Celui-ci reste désespérément âgé : avec seulement 4% des votes chez les 18-24 ans, le PCF réalise dans cette catégorie un score deux fois inférieur à celui de l’extrême gauche. Autre signal d’alerte : "l’ouverture" pratiquée par la place du Colonel-Fabien lui a, semble-t-il, coûté des voix en milieu populaire. La liste Hue se trouve devancée par celle d’Arlette Laguiller chez les ouvriers et les employés. Electoralement, il ne reste plus grand chose de ce qui se proclamait naguère "le parti de la classe ouvrière". Une fraction non négligeable (15%) des sympathisants communistes avoue avoir cédé aux sirènes trotskistes.
C’est ainsi que la liste LO-LCR a des allures de petite gauche communiste. Son électorat rappelle, en modèle réduit, les caractéristiques du vote PCF de la belle époque. Il est jeune, avec un pic à 8% chez les 18-24 ans. Il est populaire, avec des scores maxima parmi les ouvriers (11%), les chômeurs (9%) et les employés (8%). Il est même plutôt masculin malgré le sexe de sa tête de liste. Un électorat de gauche résolument protestataire : la majorité de ces voix ont entendu exprimer leur "opposition" au gouvernement Jospin.
Les supporters de Daniel Cohn-Bendit sont nettement moins populaires mais encore plus marqués par leur jeunesse que ceux d’Arlette Laguiller. L’ancien leader de mai 1968 a fait un tabac chez les jeunes générations qui n’ont pas vécu ses exploits d’antan. Il a recueilli 18% des suffrages des moins de 25 ans. Chez ces néo-électeurs, le charisme de DCB a sans doute contribué à faire baisser le taux d’abstention. La jeunesse scolarisée a été tout particulièrement séduite : 22% parmi les étudiants. Les cadres supérieurs ne sont pas restés insensibles à son discours "libéral-libertaire" : 17% d’entre eux ont voté écologiste. Son franc-parler a plu aux chômeurs (14%). Enfin, les partisans d’un "renforcement des pouvoirs de décision de l’Europe" se sont massivement retrouvés dans les thèmes développés par le chef de file des Verts. Tout cela a évidemment détourné un paquet d’électeurs du vote socialiste : 11% des sympathisants du PS ont choisi "Dany" le 13 juin.
Le parti dominant de la "gauche plurielle" a néanmoins limité l’hémorragie. Dans un scrutin propice à l’éparpillement des votes, la liste Hollande a réussi a garder les deux tiers des électeurs auto-estampillés socialistes. Elle confirme une position centrale qui se reflète dans la composition de son électorat. Le PS culmine (30% des voix) chez les professions intermédiaires, bien encadré qu’il est par les employés (25%) et les cadres supérieurs (23%). Il obtient son meilleur score dans la tranche d’âge moyenne des 35-44 ans (24%) tout en ayant la même influence chez les plus jeunes et chez les plus âgés. Le vote socialiste est aussi équilibré que la politique de Lionel Jospin prétend l’être.
A l’extrême droite, on constate sans surprise que Jean-Marie Le Pen a conservé la composante populaire de l’électorat frontiste tandis que Bruno Mégret détournait à son profit sa fraction plus éduquée. Malgré la scission, le FN demeure à ces élections le premier parti chez les ouvriers avec 18% de voix. Le leader du MN devance son rival parmi ceux qui ont fait des études techniques ou supérieures. Quant au vote "chasseur", il est marqué par ses caractéristiques agricole (15% dans cette catégorie), rurale (13% dans ces communes) et dépolitisée (25% parmi les "proches d’aucun parti"). La liste CPNT a certainement eu le mérite de faire baisser le taux d’abstention…