Menus plaisirs
Les consommateurs les plus éprouvés par la crise ont-ils pour autant renoncé au(x) plaisir(s) ? Non et heureusement, bien sûr ! A charge toutefois pour les marques de s’adapter à la nouvelle donne, entre désirs et réalité, comme nous l’explique Thomas Tougard, Directeur Général Adjoint, Ipsos (France).
La crise a-t-elle freiné la recherche de plaisir chez les consommateurs français ?
Thomas Tougard : On peut d’abord noter, comme l’a montré la fameuse pyramide de Maslow, que la recherche de plaisir est une aspiration existentielle puissamment ancrée dans la société. Cette quête hédoniste s’impose au plus grand nombre quand bien même elle est amenée à varier selon les individus, en fonction de leur situation sociale notamment. Prenez les catégories les plus fragiles de la population, les plus exposées à la crise, en particulier les « travailleurs pauvres » que l’on évoque de plus en plus. Là, qu’observe-t-on ? Qu’au-delà des incidences de la crise sur la relation à la consommation et au plaisir, des effets très soulignés chez cette population, l’objectif, lui, ne change pas : comment maintenir un niveau de plaisir continu pour soi et ses proches ? La question qu’accentue la crise est : comment y arriver, comment s’adapter ?
Justement, comment décririez vous ces stratégies d’adaptation ?
T. T. : Nous avons constaté à travers les différentes vagues de notre Observatoire de la Crise, l’IECM (Ipsos Economic Crisis Monitor), que les consommateurs avaient commencé à réduire un certain nombre de dépenses, principalement celles liées aux activités extérieures. On est de plus en plus dans le besoin de réinvestir la sphère privée du foyer avec l’émergence d’une tendance comme celle qui est qualifiée aujourd’hui de « homing ». L’idée est de retrouver ce plaisir gustatif et de le partager avec ses proches à la maison plutôt qu’au restaurant, par exemple. C’est à rapprocher de la « premiumisation » de l’offre telle que nous l’avons observée en 2010, plutôt bien accueillie par les Français y compris en grande conso. C’est le lancement sur un marché pourtant très normalisé de Kronenbourg Sélection des Brasseurs, de biscuits LU au chocolat Côte d’Or ou encore de bonnes soupes au goût maison.
Les consommateurs sont-ils pour autant prêts à se faire plaisir à n’importe quel prix ?
T. T. : Non, loin s’en faut. Les consommateurs ne sont pas enclins à payer à n’importe quel prix cette recherche de réenchantement. Les années de crise riment plutôt avec la crise de la valeur des marques, et surtout, des innovations. Bienvenue dans le monde des comparateurs de prix. La recherche des meilleures promotions est devenue monnaie courante et sans la moindre culpabilité. Si la moyenne des ventes sous promotion est de l’ordre de 18%, elle a atteint des 25-40% dans certaines catégories comme les boissons.
Certains secteurs d’activité sortent-ils gagnants de cette recherche continue de plaisir dans un contexte de crise ?
T. T. : Oui bien sûr. Il suffit d’observer l’évolution du secteur du bricolage pour comprendre le phénomène que nous vivons aujourd’hui, et ce n’est qu’un début. Ce secteur ainsi que celui de la décoration devrait continuer à progresser positivement dans les prochains mois. Idem pour l’ensemble des accessoires ou ingrédients en lien avec la cuisine que les foyers réinvestissent fortement (tendance du « do it yourself »). L’autre phénomène intéressant est celui d’Apple dans un marché high-tech qui voit certaines marques en grande difficulté. Apple offre justement un plaisir à tous les points de contact avec ses clients : du point de vente qui offre une expérience unique et complète (Apple Stores et Genius Bar), en passant par l’ergonomie et le design historique des produits, jusqu’à la mise à disposition d’applications plus épicuriennes et ingénieuses les unes que les autres. On touche ici au sensoriel. Le plaisir comme facteur clé de succès marketing…
N’y a-t-il pas un risque de frustration auprès des couches les plus défavorisées de la population ?
T. T. : La crise économique est synonyme de crise du pouvoir d’achat. La recherche d’un plaisir continu a généré au cours des dernières années, un surendettement chez de nombreux foyers français, du fait d’excès et d’abus en matière de crédit à la consommation. Cela a donné lieu à des révisions législatives récentes et un encadrement pédagogique renforcé. On note en parallèle l’émergence d’une nouvelle philosophie dans le monde de l’entreprise, autour de l’idée des « clients pauvres ». L’idée que les marques devraient être en mesure de proposer une offre adaptée à une population plus défavorisée, et directement impactée par la crise. Une dimension nouvelle pour le développement durable. Certaines entreprises ont déjà pris les devants, et ce n’est qu’un début.