Paradoxes, contradictions, ruptures : des sources d’inspiration pour vos innovations.
Rémy OUDGHIRI, directeur du département Tendances et Prospective d'Ipsos montre comment les contradictions avec lesquelles chaque individu compose son quotidien créent des opportunités pour l'innovation, en réconciliant la consommation et la citoyenneté.
Les paradoxes, les contradictions et les ruptures sont souvent le reflet des grandes tendances de notre époque et des opportunités pour l'innovation. Aujourd'hui l'évolution est rapide, contradictoire et paradoxale. L'innovation devient dans ce contexte une réponse à ces contradictions.
Le paradoxe de notre époque
Commençons par le paradoxe le plus saisissant et le plus troublant de notre époque. D'un côté en effet, il n'y a jamais eu autant d'enquêtes, de chiffres, de données publiés chaque semaine, voire chaque jour. Et pourtant, d'un autre côté, on n'a jamais éprouvé autant qu'aujourd'hui le sentiment de ne rien comprendre à ce qui se passe vraiment. Les discours se contredisent souvent, les diagnostics se succèdent sans se confirmer et l'on peut se demander si la connaissance ne serait pas devenue inutile. Il faut rendre hommage à Jean-François Revel qui, dès 1987, dans La connaissance inutile , avait alerté sur ce paradoxe entre l'excès d'information et la désinformation qui en résultait.
Vivre dans la contradiction permanente
Si nous vivons une époque paradoxale, c'est qu'au niveau individuel, chacun d'entre nous est traversé de multiples contradictions. Pierre Rosanvallon l'a rappelé récemment dans La nouvelle critique sociale . Citons les plus emblématiques. Notre rôle de parent (pour ceux qui le sont) s'oppose à notre rôle de citoyen. En tant que parent en effet nous cherchons à placer nos enfants dans les meilleures écoles. En tant que citoyen, lorsqu'on nous interroge sur la solution idéale pour réduire la « fracture sociale » nous nous prononçons en général en faveur de la mixité sociale. Autre contradiction : en tant que salarié, nous voulons défendre notre emploi. En tant qu'épargnants, nous favorisons les marchés financiers dont la logique est parfois contradictoire avec celle de l'emploi. Enfin, autre contradiction, sans doute la plus répandue. En tant qu'employé nous avons peur de la mondialisation, des conséquences de l'arrivée massive de produits fabriqués en Chine et ailleurs, des délocalisations (et la France , de ce point de vue, est l'un des pays qui en a le plus peur comme l'ont rappelé les récents mouvements contre le CPE qui voyaient défiler dans la rue les enfants et leurs parents) ; en tant que consommateurs nous craquons le plus souvent sur des produits d'importation.
Contradiction et multiplicité
En fait ces contradictions correspondent à la multiplicité des rôles qui sont les nôtres désormais. Les relations entre ces différents rôles ne sont plus linéaires. Ils ne s'imbriquent pas ou plus de manière naturelle les uns avec les autres. C'est ce que certains sociologues américains, qui ont observé de près la partie la plus dynamique de la nouvelle économie (et la plus prédictive de ce que deviendra le monde du travail de demain), décrivent comme le passage d'un « moi linéaire » à un « moi sériel » dont l'émergence serait révélatrice d'un changement de société. Voici ses caractéristiques :
- Les institutions n'offrent plus de cadre à long terme aux individus : ils doivent donc improviser en permanence, gérer leurs relations à court terme, se gérer eux-mêmes et souvent réaliser des objectifs difficilement conciliables.
- Les compétences ont la vie brève. On se retrouve très rapidement en décalage entre le savoir accumulé et le savoir requis par les nouveaux objectifs qui sont renouvelés très rapidement.
- On tient pour quantité négligeable les expériences du passé. C'est le sacre du présent. La nouveauté est survalorisée au détriment de l'expérience.
Autant d'évolutions qui favorisent le sentiment de décalage chez de nombreux individus. Richard Sennett montre que ce phénomène n'est pas seulement concentré sur les catégories les plus faibles mais qu'une partie non négligeable de la classe moyenne américaine est concernée.
Reflets des grandes tendances de notre époque
Les études récentes que nous avons menés, notamment au sein des observatoires générationnels d'Ipsos Insight, ont permis d'identifier de très nombreux paradoxes. En voici quelques uns parmi les plus significatifs :
- Les grands-parents héritent et redistribuent
Le premier paradoxe a trait au vieillissement de la population. C'est l'une des évolutions les plus importantes d'aujourd'hui. Elle conduit à une série de situations paradoxales dont celle-ci, qu'on ne cite sans doute pas assez : aujourd'hui, du fait de l'augmentation spectaculaire de l'espérance de vie, ce sont souvent des grands parents qui héritent. Ce ne sont plus les parents dans la force de l'âge qui bénéficient ainsi d'un coup de pouce au moment de la scolarisation des enfants dans l'enseignement supérieur. Cela contribue à redéfinir le rôle des grands parents.
- Les femmes se sentent beaucoup mieux à 40 qu'à 20 ans
Autre paradoxe lié au vieillissement de la population. 20 ans n'est plus le plus bel âge de la vie. L'âge d'or pour une femme se déplace. Au siècle dernier, à 30 ans, la carrière d'une femme était « finie ». Aujourd'hui, nos enquêtes montrent que les femmes se sentent mieux à 30, 40 voire 50 ans qu'à 20 ans. En Europe tout du moins car la situation est différente en Asie où le jeunisme prédomine. D'où le slogan de Christian Dior pour lancer sa nouvelle crème anti-âge : plus belle à 40 qu'à 20 ans (Sharon Stone, l'égérie de Dior a 49 ans !).
- Les jeunes pessimistes pour la société et optimistes pour eux mêmes
Quand on les interroge sur l'évolution de la situation économique de la France , les jeunes Français sont une majorité très nette à se dire pessimistes (71%). Quand on les interroge sur leur avenir personnel, ils sont là encore une majorité (75%) mais cette fois-ci pour se trouver confiants dans les mêmes proportions. A quoi tient ce paradoxe : optimiste à l'échelle individuelle, pessimiste à l'échelle de la société ? Certains sociologues ont déjà mis en valeur un paradoxe du même type : la France est le pays en Europe où l'on fait le plus de bébés (après l'Irlande). C'est aussi le pays le plus inquiet d'Europe. Là encore, on peut y voir le reflet d'une société où les individus prennent leurs distances avec les institutions et ne considèrent plus leur avenir personnel comme lié à la société à laquelle ils appartiennent.
- La montée en flèche des divorces et le plébiscite de la famille
Les divorces montent en flèche, puisqu'un mariage sur deux se termine par un divorce. Pourtant, la famille n'a jamais été autant plébiscitée. En effet, 68 % des 20-24 ans et 87 % des 25-30 ans souhaitent vivre en couple. Le couple demeure le passage obligé du bonheur aujourd'hui.
- Les enfants normaux se trouvent trop gros
La montée de l'obésité est devenue le centre des médias (à juste titre puisqu'elle progresse à travers le monde). Elle suscite notamment chez les plus jeunes une vraie phobie. A 13 ans, on voit l'écart entre les perceptions et la réalité. 36% des filles se trouvent trop grosses alors que seulement 13% sont en surpoids ou pouvant être qualifiés d'obèse. 3 fois plus !
- Les technophiles veulent se réconcilier avec la terre
Le mot nature se charge d'un imaginaire positif auprès de la jeune génération et devient synonyme de bienveillance pour l'individu qui est par ailleurs connecté aux nouvelles technologies en permanence.
- Les plus jeunes sont aussi nostalgiques que les seniors
La nostalgie de l'enfance est la plus forte chez les 18-24 ans et les plus de 70 ans. Ainsi, la belle époque de l'enfance fait rêver aux deux extrêmes de la vie.
Opportunités pour l'innovation
En fait chacun de ces paradoxes est le signe d'une contradiction que l'innovation peut contribuer à résoudre. Ce sont des opportunités. En voici trois exemples :
- L'innovation contribue à recréer le monde à la maison
Dans un contexte de crise, on a tendance à surinvestir dans le foyer, tout en souhaitant recréer les plaisirs du monde chez soi. La salle de sport dans la chambre se développe avec notamment le vélo d'appartement, même si celui-ci n'est pas toujours utilisé. On peut également citer l'avènement de « l'agora » chez soi via les blogs et le succès de la machine à pain qui recrée l'illusion de la boulangerie et de ses parfums le matin.
- L'innovation contribue à réconcilier la consommation et la citoyenneté
Gucci et Unicef se sont associés pour lancer une collection, dont une partie des bénéfices est reversée à des associations autour de l'enfance défavorisée. Ainsi, deux univers très différents se sont rencontrés pour réconcilier le consumérisme et l'humanitaire. Une nouvelle basket « Véja » issue du commerce équitable remporte aussi un franc succès auprès des jeunes trends setters actuellement.
- L'innovation contribue à réconcilier hyperchoix et désir de juste choix
L'hyperchoix en matière de produits et de services pèse sur les individus, mais paradoxe, ils continuent à souhaiter de la diversité. Revenir à des gammes minimalistes, réduire le choix serait sans doute insupportable à beaucoup. Et pourtant la quantité décourage parfois. Une des manières de résoudre cette contradiction est la vogue des sites qui permettent de sélectionner en connaissance de cause. On connaît bien le succès des comparateurs de prix (kelkoo par exemple). Plus récemment Leclerc a lancé Qui est le moins cher (mais il s'agit avant tout de communication). Plus intéressante est l'exemple du groupe PPR qui vient de lancer Shopoon, un guide de shopping en ligne. Un nouveau guide d'achat destiné à mieux trouver les produits mode et deco. Leur slogan est révélateur : le guide shopping pour trouver juste.
La grande transformation
Les situations paradoxales traduisent la période de transition que nous vivons aujourd'hui. Elles sont également révélatrices du décalage croissant qui existe entre le langage que nous utilisons et les nouvelles réalités sociologiques. Pour les marques, l'enjeu va consister de plus en plus à identifier les ruptures pertinentes sur leurs marchés.
Comme l'indiquait Swedenborg, « les réponses à nos questions sont toutes étalées devant nous, mais nous ne le les reconnaissons pas en tant que telles parce que nous avons d'autres réponses en tête ».
Pour aller plus loin : Les 4 500, l'observatoire des ruptures de vie des consommateurs français
Pour mieux comprendre les transformations paradoxales qui touchent notre société, Ipsos lance l'Observatoire des consommateurs français et des ruptures de vie. Les 4 500 visent à « radiographier » la société française à travers 48 pages de questions sur tous les thèmes d'actualité portant sur la consommation et les modes de vie.
Cet observatoire fournira des informations pour 15 étapes de vie, du lycée à la retraite. Cette enquête permettra d'identifier les frontières et les zones de rupture en matière de consommation et de mode de vie d'une étape à une autre.