Un Noël Ultra Connecté
En cette période de crise et d’incertitudes, Noël est plus que jamais un moment précieux : l’occasion de se rassembler en famille et d’oublier un peu la dureté du climat économique contemporain. Noël est une pause avant de se lancer dans une année 2013 qui s’annonce, à nouveau, délicate. Comme vous le savez, le peuple Français est l’un des plus pessimistes au monde : seuls 4% d’entre nous pensons que la situation économique du pays va s’améliorer dans les prochains mois. Ce niveau est à rapprocher des 15% en Allemagne, 30 % aux Etats-Unis, sans parler des 50% en Inde… ! (source Ipsos global @dvisor). Les Français préparent donc Noël avec joie ET raison.
Ils contrôlent leurs dépenses, consacrent du temps à leurs achats et arbitrent en fonction du prix. Ils utilisent notamment Internet pour s'informer sur les produits, repérer, préparer, commander et acheter, combinant la fréquentation des points de vente physiques et l'utilisation de leur PC, de leur smartphone, ou de leur tablette. La frontière entre le « off-line » et le « on-line » s’estompe, ouvrant la voie à une sorte de continuum, de « non-line » (cf étude Google Ipsos MediaCT). Évidemment le recours accru au web modifie les types de cadeaux et de distributeurs retenus. Paradoxalement, le livre classique, en papier, va bénéficier de la conjoncture économique tendue (le prix moyen d’un livre est de 10 €). Dans l’univers des technologies, les smartphones et les tablettes figureront encore parmi les grands gagnants.
Comment expliquer cet engouement ?
En novembre, le taux d’équipement en smartphone s’établit à 50% dans les grands pays européens, celui des tablettes atteint déjà 15%. La tablette, qui existe depuis trois ans à peine (l’iPad a été lancé par Apple début 2010) est rentrée dans les usages à une vitesse prodigieuse : ¾ des détenteurs l’utilisent tous les jours ou presque. Elle est désormais l’un des objets technologiques les plus désirés. Pourquoi ? Parce qu’elle est le support de la convergence, par excellence. Elle réunit trois univers autrefois indépendants : ceux de la communication, de l’informatique, et du divertissement ; le téléphone, le PC et la télévision, tout en un. Interrogés sur leurs usages, les détenteurs de tablette indiquent s’en servir à la fois pour surfer sur Internet (usage n°1), traiter leurs mails, suivre l’actualité, regarder des photos et des films, jouer…
Son atout est sa polyvalence et, évidemment, sa portabilité. Les utilisateurs l’emportent avec eux en dehors du domicile mais la consultent tout autant à domicile. C’est un instrument de micro-mobilité (du salon à la cuisine, de la cuisine à la chambre…), complémentaire des autres terminaux. La tablette impacte l’usage des autres écrans, non pas en s’y substituant, mais en les modifiant et en les prolongeant. Autrement dit, les équipés n’allouent pas du temps à la tablette au lieu de la télévision (le temps passé devant la télévision est stable), mais en même temps. Par ailleurs, la tablette permet de prolonger l’expérience sur TV ou sur PC, en la poursuivant en d’autres lieux, y compris hors du domicile. La véritable nouveauté, c’est le multi-screening.
En se démultipliant ainsi, les usages ne risquent-ils pas de se disperser ?
C’est effectivement une question clé. Selon une récente étude internationale de l’IAB (Mediascope, 28 pays), près de 50% des européens déclarent regarder la télévision tout en utilisant un smartphone, un PC ou une tablette. Dans ce contexte, quel est le niveau d’attention, d’engagement du téléspectateur dans les contenus diffusés, éditoriaux et publicitaires ? La publicité demeurant la source de revenu principale de l’industrie audiovisuelle, cette interrogation est évidemment centrale. Nos travaux récents incitent à penser que le multi-tasking a des effets complexes, variables, et peut aussi bien atténuer qu’intensifier l’expérience du téléspectateur : celui-ci accroît son implication en accédant à des informations enrichies sur les programmes ou en partageant ses avis et commentaires sur les réseaux. Une étude conduite par Ipsos MediaCT pour Time Warner montre même que le multitasking peut réduire le zapping : lorsque l’intérêt pour un programme diminue, le téléspectateur connecté se reporte temporairement sur son réseau social plutôt que de zapper… En attendant que l’écran principal ne ravive à nouveau son attention.
Les terminaux portables transforment la relation aux écrans, en particulier à la télévision. Qu’en est-il de ses effets sur la lecture et le marché du livre ?
Le contexte du livre et de la lecture est un peu différent. La lecture de livres est une pratique tendanciellement orientée à la baisse. En 40 ans, les « grands lecteurs » (plus de 20 livres lus par an) ont diminué de moitié, passant de 25% à moins de 15% de la population. Il s’agit donc d’un phénomène ancien. Il a connu une première accélération avec l’arrivée d’Internet, il y a 20 ans. Une partie des contenus éditoriaux (dictionnaires, encyclopédies, livres pratiques, cartes) a alors migré du papier au web. Cela dit, l’essor actuel des smartphones et surtout des tablettes constitue certainement une nouvelle étape de la « dissolution » des livres dans le grand bain numérique. Cette étape est critique car elle atteint désormais la littérature générale, qui représente 25% du CA du secteur. Plusieurs de nos travaux montrent que les conditions sont à présent réunies pour cette nouvelle « révolution ». Du côté des contenus, l’offre est désormais abondante (plusieurs centaines de milliers de références en Français) et accessible, tant sur le plan technique que financier : les livres numériques coûtent sensiblement moins cher (-20 à -30%) que leur version imprimée. Du côté des contenants, les supports de lecture sont à la fois puissants (capacité de stockage et de transport), solides et conviviaux : en particulier, l’apparition des écrans tactiles est un événement majeur, car elle permet de recréer une expérience proche du feuilletage, en réintroduisant une forme de sensorialité dans la relation au texte. Enfin, les prix des terminaux ont beaucoup baissé. Si les tablettes coûtent souvent plus de 400 €, les readers (« liseuses ») se situent plutôt entre 100 et 200 €.
Après la disparition des CD, la fin des livres est donc annoncée ?
Il est très difficile de se prononcer sur ce sujet. Comme on l’a vu, le produit phare reste la tablette, portable et polyvalente. Or il s’agit d’un produit cher et peu adapté à de longues sessions de lecture (écran rétro-éclairé, fatiguant pour les yeux). La liseuse est un réel concurrent du livre comme objet physique. Ses atouts peuvent séduire les très grands lecteurs (10 à 20% de la population). Il reste toutefois une majorité de lecteurs modérés, qui continueront à préférer la version « traditionnelle » du livre, bon marché, facile à utiliser, à partager, à prêter…
Selon moi, le véritable enjeu public est moins l’avenir des supports que celui des contenus ; c’est moins l’avenir de la cassette, du disque ou du livre, que celle du cinéma, de la musique et de la littérature. Pour préserver cet avenir, il faut agir aux deux extrémités de la filière : tout en aval, favoriser les usages, s’assurer que les individus ont toujours le désir et les moyens d’accéder aux contenus culturels, de voir des films, écouter de la musique, lire. Cela renvoie à l’éducation, mais aussi à la promotion des contenus, à leur distribution, à leur prix... La compréhension et l’anticipation des usages sont évidemment indispensables. Et en amont, favoriser la création, c’est-à-dire préserver une juste répartition de la valeur, afin de protéger le financement de la production, garantir sa diversité et sa vitalité.